Enjeux économiques et sociaux des révolutions arabes Quelques éléments de réflexion par Mohamed Ali Marouani

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L’économie étant de plus en plus une affaire d’expertise technique et de moins en moins politique, elle dérange peu les dictatures. Elle a même été « domestiquée » pour permettre aux régimes de tirer le meilleur parti du système en place, sans le remettre en cause. Le meilleur exemple est le Chili de Pinochet avec ses fameux Chicago Boys, courroie de transmission essentielle des idées de Reagan et Thatcher. Les régimes arabes les moins riches ont tenté tant bien que mal de copier le modèle chilien avec l’aide des Institutions de Bretton-Woods (IBW) ; et ceci pendant près de deux décennies avec plus ou moins de succès selon les pays. En tous cas suffisamment pour les maintenir au pouvoir.

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Indépendamment des résultats obtenus, ce schéma où les débats économiques et sociaux sont confinés entre gouvernements, experts et institutions internationales est aujourd’hui remis en cause par les révolutions arabes. Aujourd’hui, les gouvernements provisoires sont sommés de rendre des comptes, de débattre notamment des projets engageant le pays en termes d’endettement pour les décennies à venir.

Le cas de la Tunisie est emblématique à cet effet puisque ce pays était considéré comme le modèle à suivre par les pays arabes non pétroliers. Tout en suivant les prescriptions standards des IBW, le régime tunisien a toujours conservé une marge de manœuvre pour éviter de mécontenter les foules. Depuis la « révolte du pain » de janvier 1984, le Ministère du Commerce joue ainsi un rôle clé pour assurer la stabilité des prix des produits agricoles et alimentaires. Le coût est supporté non seulement par le budget de l’Etat, mais aussi par les agriculteurs qui paient pourtant leurs intrants de plus en plus chers. Ces écarts à l’orthodoxie ont été souvent soulignés par les institutions financières internationales, mais vite pardonnés car elles avaient besoin de success stories et la Tunisie n’en était pas l’une des moindres. Le contexte international où cette orthodoxie était de plus en plus remise en cause, y compris au sein même d’institutions telles que la Banque mondiale, a pu aider à trouver des compromis. Les rares désaccords affichés publiquement avec la Banque mondiale concernaient les questions de gouvernance.

Ce modèle tunisien qui fonctionnait avec un taux de croissance moyen de 5% a néanmoins rapidement montré ses limites dès que les cohortes de jeunes nés dans les années 1980 sont arrivées sur le marché du travail, avec un niveau d’éducation supérieur à celui des générations précédentes. Elles ont mis en évidence la faiblesse majeure du modèle tunisien : une spécialisation basée sur les productions à bas coûts de main-d’œuvre. Pertinente dans les années 1970 vu le niveau d’éducation de la population et les préférences accordées par l’Europe, elle n’a plus aucun sens dans un monde globalisé face à des concurrents tels que le Bangladesh, la Chine ou le Vietnam. D’où le fort taux de chômage des diplômés synonyme de frustrations et de la fin du rêve de mobilité sociale qui était bien réel après l’Indépendance. Le régime a essayé de colmater la brèche en réservant de plus en plus de moyens à des politiques actives du marché du travail (notamment des stages financés par l’Etat et un programme de micro-crédit), mais ces programmes n’ont eu qu’un impact limité, notamment pour créer des emplois stables.

Ce problème fondamental a été aggravé par la faiblesse du taux d’investissement en raison de l’insécurité croissante des droits de propriété, imposée par l’appétit insatiable des familles au pouvoir. La piètre qualité de l’investissement a également joué puisque la part des activités de captation de rente et de spéculation immobilière n’a cessé d’augmenter. Cette dernière a été encouragée par une fiscalité de plus en plus accommodante.

Le diagnostic est probablement similaire pour des pays tels que l’Egypte ou la Syrie, voire le Maroc avec des circonstances aggravantes dues à un secteur informel plus développé et donc une couverture sociale plus faible. En outre, ces pays ayant commencé leur transition démographique plus tard, ils n’ont pas encore atteint le pic en termes de chômage des diplômés atteint par la Tunisie. Ce qui signifie que les années à venir seront encore plus dures.

Entre-temps, que s’est-il passé en Tunisie depuis le 14 janvier ? Un des premiers constats est que l’activité économique s’est contractée, notamment dans les secteurs les plus sensibles à la situation politique tels que le tourisme. Le conflit en Libye a largement amplifié ce phénomène. Par ailleurs des revendications salariales ont émergé dans tous les secteurs, souvent légitimes, mais parfois extravagantes, notamment dans le secteur public. L’incertitude sur l’avenir politique du pays, notamment sous les deux premiers gouvernements, a découragé la relance de l’investissement local et étranger. Ceci a deux conséquences principales. A court terme, le chômage des jeunes risque d’atteindre des niveaux pouvant mettre en danger le processus politique dans son ensemble. Le gouvernement de transition l’a d’ailleurs bien compris en mettant en place un programme de grande ampleur visant l’insertion des jeunes chômeurs de longue durée. Son principal bénéfice visible pour les chômeurs à ce stade est l’aide financière qu’ils reçoivent, et qui explique la très forte participation au programme. A plus long terme, le modèle basé sur la sous-traitance pour l’Europe grâce à une main-d’œuvre bon marché n’a plus aucune chance de survivre.

L’urgence est donc de relancer la croissance, puis de réfléchir au modèle de développement et enfin de s’attaquer aux inégalités. La première condition de relance est l’amélioration de la visibilité politique, ce qui sera probablement le cas après les élections de la constituante du 23 octobre. L’équipe gérant la transition a beaucoup insisté sur cet aspect. Par contre, elle a peu utilisé le levier macro-économique, et notamment les politiques monétaires et de change qui sont restées très conservatrices, probablement par hantise de l’inflation. Pour stimuler l’investissement privé et international, le gouvernement de transition a préparé un plan de grande ampleur présenté au G8. Ce programme est toutefois critiqué par de nombreux économistes tunisiens du fait qu’il n’ait pas été discuté sur la place publique alors qu’il engage la Tunisie en termes d’endettement pour de nombreuses années.

S’agissant du modèle de développement, comme l’a récemment souligné Dani Rodrik [1], si les services peuvent fournir des emplois de très haut niveau, leur potentiel en termes de création d’emplois créés reste très limité. En conséquence, seule l’industrie manufacturière peut créer des emplois stables pour une fraction importante de la population. Dans les deux cas, il convient de développer des politiques industrielles spécifiques et veiller à la cohérence avec les autres politiques telles que la politique commerciale, de change ou d’éducation. L’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale doit être repensée, et notamment les liens avec l’Europe, mais aussi avec les voisins arabes et africains.

L’agriculture a aujourd’hui aussi une chance historique de redevenir une activité rentable depuis la crise alimentaire de 2008 et l’augmentation spectaculaire des prix agricoles. La sécurité alimentaire peut être atteinte sans nécessairement déverser des milliards de subventions à l’image des américains ou des européens au cours des décennies écoulées. L’investissement dans le secteur a aussi l’avantage de réduire les inégalités régionales en Tunisie puisque les régions les plus pauvres sont aussi essentiellement rurales et basées sur une agriculture à très basse productivité.

Le débat sur la distribution des revenus reste essentiellement confiné à cette dimension régionale depuis la Révolution. En effet, la Révolution étant partie des régions de l’intérieur les plus pauvres, un consensus s’est dégagé (du moins dans le discours) pour réduire l’écart avec les régions côtières. Mais comment ? Avec quelles ressources ? Par ailleurs, les inégalités sociales au sein des régions ne sont pas forcément moins importantes que les inégalités inter-régionales. Celles-ci se manifestent non seulement en termes de revenus et de patrimoine, mais aussi de qualité de l’éducation et de la santé, ce qui signifie des perspectives de mobilité sociale plus faible dans l’avenir.

Si on observe l’échiquier politique tunisien aujourd’hui, les trois principaux partis (d’après les premiers sondages) proposent des réductions d’impôts, notamment pour les entreprises. Ce qui n’a aucune justification économique dans un pays où la pression fiscale est relativement faible et où l’impôt sur le revenu des salariés (prélevés à la source) et la TVA constituent les principales ressources budgétaires. Par ailleurs, à ma connaissance on n’aborde pas la fiscalité sur le foncier et l’immobilier qui a été fortement réduite par le régime précédent. Taxer la spéculation foncière et immobilière aurait le triple intérêt de fournir des ressources à l’Etat, de freiner la bulle et d’inciter les acteurs économiques à investir dans d’autres secteurs moins lucratifs à court terme, mais permettant d’augmenter le potentiel de croissance du pays à long terme.

Un réel changement se dessinera si les rapports de force en présence y sont favorables. Qui sont les principaux acteurs en Tunisie aujourd’hui ? D’abord les patrons des grands groupes, assez hétérogènes dans leurs liens à l’ancien régime. Un statu quo dans la gestion des affaires économiques du pays leur conviendrait, c’est-à-dire les avantages du système précédent sans ses inconvénients. Même les anciens proches pourraient prospérer dans un tel système grâce aux fortunes amassées. Les jeunes entrepreneurs seraient eux, certainement plus favorables à un système beaucoup moins conservateur. L’UGTT, syndicat historique est lui aussi très hétérogène. Sa direction, très accommodante avec l’ancien pouvoir, risque de changer au prochain congrès. Ses structures régionales ont été très impliquées dans la Révolution. L’orientation de la nouvelle direction risque de peser lourdement sur les choix économiques et sociaux à venir. Quant aux partis politiques ayant le plus de chances de gouverner, ils semblent plutôt se situer au centre de l’échiquier, ce qui signifie qu’ils ne prendront probablement pas beaucoup de risques en matière de choix économiques et sociaux. Enfin, la rue, nouvel acteur majeur en Tunisie, risque de se rappeler au bon souvenir des décideurs si les progrès se font trop attendre.

Voir en ligne : sur le nouveau blog de Danielle Bleitrach, histoire et société

[1« The manufacturing imperative », 10-08-2011, Project Syndicate

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