C’était donc possible ?

, par  Descartes , popularité : 3%

Rejouissez-vous, bonnes gens ! Le gouvernement a décidé de mettre en place une taxe sur les GAFA. Même si elle reste d’un montant modeste (à peine 500 M€ d’euros à comparer aux dizaines de milliards brassés en France par ces entreprises) il s’agit d’un premier pas.

Mais attendez un instant… ne nous avait-on pas répété pendant des années que le problème de la taxation des GAFA comme tant d’autres « ne pouvait être résolu qu’à l’échelle européenne » ? Que les états-nations européens étaient « impuissants » à faire quoi que ce soit par eux-mêmes, trop petits, trop faibles, trop dépassés face aux géants de l’internet et autres multinationales ? Oui, ce discours on l’entend dans les bouches médiatiques depuis bientôt trois décennies, alors que ceux tiennent le discours contraire sont traités au choix de fous, de rêveurs ou de passéistes. C’est encore le discours que Macron tenait dans sa tribune publiée un peu partout cette semaine. Dans ce texte faisait mine de se demander « quel pays peut agir seul face aux stratégies agressives de grandes puissances ? Qui peut prétendre être souverain, seul, face aux géants du numérique ? ». Et bien, il est amusant que ce soit son propre gouvernement qui en taxant les GAFA – alors que l’Union européenne tourne autour du pot depuis des années – lui fournisse la réponse. La France le peut. La preuve, elle le fait. Et si notre président ne me croit pas, il n’a qu’à poser la question à Bruno Le Maire.

Cette schizophrénie chez notre président serait amusante si elle n’était pas dramatique. Cela fait des années qu’on nous explique qu’on ne fait rien parce qu’on ne peut rien faire sans l’Europe, et qu’il faut plus d’Europe parce que cela nous permettrait de faire quelque chose. Macron nous explique que la France ne peut rien faire, et fournit la même semaine la preuve du contraire. Et on se plait à rêver : si le discours qui prétend que les états-nations sont impuissants à l’heure d’imposer les GAFA s’avère faux, peut-être qu’il faut considérer tout aussi faux les discours d’impuissance nationale concernant la protection de nos industries stratégiques, de nos emplois, de notre recherche, de notre sécurité sociale.

La propagande eurolâtre nous rabat les oreilles avec le discours de « l’Europe puissance » grâce à son « espace de 500 millions d’européens ». Seulement, dans les faits cette Europe de 500 millions d’habitants a failli lorsqu’il s’est agi d’imposer les GAFA. Et a contrario, un état-nation de seulement 66 millions d’habitants y a réussi. Cet exemple illustre le fait que cette prétendue « puissance » n’est qu’un mythe. Les 500 millions d’européens sont une entité démographique, et non politique. L’Europe, c’est un peu comme une copropriété : des gens qui vivent ensemble, avec des sympathies et des antipathies, des conflits et des querelles de voisinage. On partage la chaufferie et l’ascenseur, on se plaint du bruit, mais passée sa porte chacun est chez soi, et cherche à ce que les autres interférent le moins possible dans ses affaires. Ce vivre côté à côté – qu’il ne faut pas confondre avec un vivre ensemble – ne fait pas une volonté commune et encore moins un destin commun, et ceux qui ont eu le douteux honneur de participer à un conseil syndical de copropriété savent de quoi je parle. Une copropriété de 500 appartements n’a pas plus de poids, n’est pas plus « puissant » à l’heure d’imposer sa volonté aux autres qu’un immeuble de 50 appartements, tout simplement parce qu’un immeuble n’a pas de « volonté ».

Un espace de 66 millions de citoyens animés par une volonté commune est peut-être une piètre armée à l’échelle d’adversaires comme les Etats-Unis ou la Chine. Mais il est infiniment plus puissant que 500 millions de citoyens sans volonté commune pour les mettre en mouvement. Et c’est exactement ce qu’est l’Union européenne. Pas une nation de 500 millions de citoyens, mais un marché de 500 millions de consommateurs. Ce n’est pas du tout la même chose. La Russie, qui avec 140 millions d’habitants est presque quatre fois moins peuplée que l’Union européenne (et à peine deux fois plus peuplée que la France) pèse infiniment plus dans les affaires du monde que l’Europe. Quand Trump veut discuter de la Syrie il parle à Poutine, pas à Juncker. Pourquoi ? Parce que Poutine représente une nation qui l’a mandaté pour représenter ses intérêts, et que Juncker représente un accord boiteux entre gouvernements et un parlement dont l’élection n’intéresse personne ou presque en dehors des candidats.

Ceux qui défendent l’idée d’une Europe supranationale nous expliquent que l’Europe pourrait devenir une nation. On essaye même de nous refiler une idée de « souveraineté européenne ». On nous explique que si les peuples d’Europe ne sont pas animés aujourd’hui d’une volonté commune, il sera possible demain de leur en insuffler. Remarquez, cette position est déjà un progrès considérable dans la voie de l’humilité. A la fin du XXème siècle, les eurolâtres expliquaient que la construction européenne allait apporter aux citoyens européens le plein emploi, la prospérité, la protection sociale, une meilleure éducation. Aujourd’hui, ils admettent que la construction européenne n’a rien apporté de tout ça, mais affirment qu’une Union européenne réformée et purgée de ses vices pourrait le faire. C’est là le cœur du raisonnement de la tribune que notre président de la République vient de publier un peu partout : après avoir admis que « Le Brexit en est le symbole. Symbole de la crise de l’Europe, qui n’a pas su répondre aux besoins de protection des peuples face aux grands chocs du monde contemporain ». Mais c’est pour proposer « une Conférence pour l’Europe afin de proposer tous les changements nécessaires à notre projet politique, sans tabou, pas même la révision des traités ». Et cette fois-ci, vous verrez, on arrivera à faire les traités qu’on n’a pas réussi à faire depuis trente ans.

Vingt ans de désillusions ne sont pas passés tout à fait en vain. De toute évidence, l’eurolâtrie béate des années 1990 est devenue intenable devant la réalité. Ceux qui hier proclamaient leur amour pour l’Europe de Maastricht ont donc changé leur fusil d’épaule, et ne jurent aujourd’hui que par « une autre Europe », tout aussi supranationale que celle votée en 1992, mais qui par on ne sait quel miracle serait « sociale », « protectrice », « fraternelle » et dieu sait quoi encore. Il est regrettable que des organisations politiques qui en leur temps avaient lutté contre la capitulation de Maastricht – je pense notamment au PCF mais le RN prend le même chemin – préfèrent rejoindre les partisans de « l’autre Europe » de peur de mécontenter les classes intermédiaires.

Le problème est que « l’autre Europe » qu’on nous dépeint dans des couleurs chatoyantes n’est qu’un château dans les nuages. La réforme qui ferait de l’Union européenne une institution démocratique et sociale est tout simplement impossible, non pas parce que les rapports de force n’existent pas ou parce que les états-nations sont contre, mais parce qu’elle vise à créer un objet paradoxal. Et la raison est simple à comprendre : la "démocratie" n’est possible qu’en présence d’un "démos", c’est-à-dire d’un ensemble de citoyens liés par des liens de solidarité tels qu’ils permettent de dégager un l’intérêt général qui n’est pas la simple agrégation des intérêts particuliers. Ce sont ces liens de solidarité qui empêchent la majorité d’écraser la minorité en lui imposant sans partage ses intérêts. Sans ces liens de solidarité, il n’y a pas de démocratie, tout au plus une dictature de la majorité.

Ces liens de solidarité inconditionnelle et impersonnelle, qui sont le fondement de la construction nationale, se sont forgés dans chaque pays européen au cours de longs siècles, dans un processus au cours duquel une langue, un droit, des institutions civiles et politiques, une sociabilité, un rapport au divin, une littérature, une musique qui étaient au départ celle d’une partie minoritaire de la population sont devenus le patrimoine commun de l’immense majorité sinon de la totalité des citoyens. C’est le fait d’avoir ce patrimoine en partage qui permet à chacun de nous de voir dans son compatriote, même inconnu, même indigne, un autre soi-même. Pourquoi croyez-vous que lorsqu’un Français est blessé quelque part dans le monde, tous les Français sentent que quelque part c’est leur problème ?

L’Europe n’est pas une nation, et elle ne le sera pas de sitôt. On peut constater chaque jour qu’il n’y a pas de solidarité inconditionnelle entre européens comme elle existe entre les citoyens d’une même nation. Quand les réfugiés affluent à Calais, le Marseillais ou le Bordelais trouve normal que l’argent de ses impôts soit utilisé pour gérer le problème et soulager les Calaisiens. Quand les réfugiés affluent en Grèce ou en Italie, le Marseillais ou le Bordelais s’en fout, et serait fort marri que l’argent de ses impôts soit utilisé pour soulager les citoyens de Lampedusa. Les jihadistes français nous posent un problème, les jihadistes hongrois ou suédois, on s’en fout. C’est peut-être irrationnel, mais c’est cela la nation. Et l’Europe n’en est pas une. Elle le sera peut-être un jour. Il n’est donné à personne d’être prophète. Mais ce qu’on peut dire, c’est qu’elle ne le sera pas à l’horizon qu’un être humain peut concevoir. Et qui est celui de la politique.

Et parce que l’Europe n’est pas une nation et qu’il n’y a donc pas d’intérêt général européen, l’idée d’une Europe qui serait "démocratique" et animée par une volonté commune est un rêve irréalisable. La "volonté" européenne est au mieux le minimum commun dénominateur d’intérêts divergents des états, au pire la confluence des intérêts des classes dominantes « européanisées ». Et c’est pourquoi « 500 millions d’européens » ne feront jamais une puissance politique. Et que l’Europe "sociale" et "protectrice" dont on nous rabat les oreilles sera pour toujours un rêve.

On dit que les rêves ne sont dangereux que lorsqu’on y croit. Et c’est un peu le cas ici. Que l’Europe soit impuissante, cela ne me gêne pas particulièrement. Mais ce qui est plus embêtant, c’est qu’au nom du rêve européen on a réduit les états-nations à l’impuissance – ou plutôt, on a convaincu les foules qu’ils étaient impuissants, ce qui est faux comme la taxation des GAFA le montre. Et c’est cette illusion d’impuissance qui alimente le désintérêt pour la politique. Après tout, à quoi bon, aller voter pour des gens qui ne peuvent rien faire ? Voilà pourquoi le Frexit reste la meilleure, la seule véritable solution à la dégradation de notre système politique. Pour que les citoyens s’intéressent à la politique, il faut des gouvernements qu’on puisse tenir pour responsables de leurs actes, et non des gens réduits à nous expliquer qu’on ne peut taxer les GAFA parce qu’il faut attendre que Bruxelles daigne faire quelque chose. Comme disait Emmanuel Todd, le Frexit ne résoudra aucun problème, mais fera que les problèmes deviendront nos problèmes, et qu’on pourra s’y attaquer aux problèmes chez nous, au lieu d’attendre le salut de Bruxelles ou de Francfort.

Oui, nous serons peut-être plus faibles à 66 millions qu’à 500. Mais 66 millions qui rament dans une direction vont plus loin que 500 millions qui rament dans des directions différentes.

Descartes

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