Capitalisme et socialisme : deux systèmes alliés ? Rencontre avec Eric J. Hobsbawm Propos recueillis par Martine Fournier de la revue Sciences Humaines

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L’historien britannique Eric Hobsbawm est mort le 1er octobre à l’age de 95 ans. Membre du Parti communiste anglais à l’âge de 14 ans, en 1936, il a déclaré il y a quelques années qu’il lui restait toujours un « rêve de révolution d’Octobre » quelque part...

Il a conservé jusqu’au bout cet attachement au communisme, alors que la plupart de ses camarades du Parti l’avaient déserté à chacun des soubresauts du soviétisme, Staline, Budapest (1956), Prague (1968), Kaboul (1979)... Lui était resté, malgré sa désillusion avec Moscou, en s’estimant lié « par un cordon ombilical » à l’espoir d’une révolution mondiale.

Mais Eric Hobsbawm était surtout un grand historien, le plus grand du XXe siècle pour ses disciples, qui avait « inventé » le concept de « long XIXe siècle », allant selon lui de 1789 au début de la Première Guerre mondiale en 1914. Il avait consacré une trilogie à cette période, traduite dans le monde entier.

Le magazine Sciences Humaines lui avait consacré un entretien dans le numéro de janvier 2000. Nous retranscrivons cet interview ci-après. Cependant, nous ne partageons pas forcément tous ses propos comme lorsqu’il affirme que l’Union Soviétique aurait été "un des pires régimes de la planète", formule lapidaire qui va dans le sens de ceux qui aujourd’hui cherchent à éteindre toute analyse en recouvrant d’une chape de plomb avec le mot magique "Staline" toute l’histoire du mouvement communiste.


Sciences Humaines : Vous êtes, à l’origine, un spécialiste du XIXe siècle. De ce « long XIXe siècle » que vous étudiez dans vos livres "L’Ere des révolutions", "L’Ere du capital" et "l’Ere des empires", jusqu’à "L’Age des extrêmes", qui porte sur ce que vous appelez le « court XXe siècle », quel est le fil conducteur de votre œuvre ?

Eric John Hobsbawm : L’un des fils conducteurs de mon œuvre est l’évolution du capitalisme dans les sociétés modernes et industrielles, depuis le XVIIIe siècle : sa naissance, la transition entre les systèmes antérieurs et les nouvelles sociétés qu’il engendre, d’un point de vue économique, social et culturel. L’histoire du capitalisme se caractérise par une succession de crises et de restructurations, en même temps qu’il continue à conquérir le monde.

Un second fil conducteur de mes travaux est le thème de la globalisation de l’histoire du monde, à travers cette évolution très spécifique du capitalisme.

Mon objectif central a été de faire une histoire sociale, une histoire des gens ordinaires et des masses laborieuses. Mes premières études portaient sur la réaction des individus, nés dans des sociétés traditionnelles, à l’arrivée de cette nouvelle société induite par le capitalisme et ce que l’on appelle la Révolution industrielle, sur l’impact et le bouleversement des modes de vie des individus, hommes et femmes.

A partir du milieu du XVIIIe siècle, on observe le début d’une construction de l’économie mondiale, fondée sur le commerce et les échanges entre les colonies et les centres européens, entre les régions arriérées de l’Europe et les États avancés. En même temps se produit une percée d’ordre politique avec la Révolution américaine et la Révolution française. Vers la fin du XVIIIe siècle, on observe donc de grands changements, à la fois économiques et politiques. C’est ce que j’ai appelé « l’ère des révolutions », sans toutefois qu’il y ait de liens organiques entre ces deux types de mutation.

Le capitalisme a constitué un tel bouleversement dans toutes les sociétés d’Europe - occidentale et centrale - qu’il reste tout au long de son existence très problématique. Il a détruit les bases des fonctionnements antérieurs et, tout en apportant un progrès énorme, il a créé des problèmes sociaux et politiques. Il a donc généré des réactions dès le début de son existence (dès les années 1820), et des projets qui visaient à le remplacer par d’autres formes de société : des conceptions socialistes sont très vite apparues, en réaction au capitalisme.

SH : A la fin de "L’Ere des empires" (qui porte sur la période 1875-1914), vous annoncez le déclin de la bourgeoisie et du système dont elle est issue, le capitalisme. Pourtant, on s’aperçoit aujourd’hui que ce système a survécu...

E.J.H. : Au XIXe siècle, on a d’abord envisagé la possibilité de remplacer le capitalisme par une société qui ne soit plus fondée sur le marché libre et la concurrence, et le retour à un système où règne la coopération. C’est ce que les Anglais ont appelé le Commonwealth coopératif (l’équivalent de la chose publique, la Res Publica...). A partir de là se sont développées les idées socialistes. Mais il y avait aussi ceux qui voulaient un retour au passé, en réaction contre toutes ces nouveautés. L’Église catholique, en particulier, s’en est faite l’expression pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe.

A chaque phase de son évolution, le capitalisme a connu une période de grand progrès matériel et technologique, un bond en avant suivi d’une crise.

Ainsi, en France, le XIXe siècle de la bourgeoisie conquérante s’est terminé par une grande crise, qui a donné naissance à plusieurs phénomènes : d’une part, des progrès démocratiques en politique ; d’autre part, un important mouvement ouvrier qui voulait fonder une société nouvelle ; mais aussi à des réactions nationalistes, antisémites, xénophobes... Ces tendances ont été très prégnantes dans l’histoire de la France et celle de l’Allemagne, moins évidentes en Angleterre.

Les libéraux du XIXe siècle croyaient à un lien organique entre le progrès matériel et le progrès moral. Ils pensaient que ces progrès continueraient toujours : progrès de l’instruction publique et de la civilisation, progrès pour rendre la guerre plus civilisée (comme par exemple les conventions de La Haye)... Pourtant, cette société bourgeoise qui avait tant progressé est arrivée à un point mort. Certains se sont aperçu, dès le début du XXe siècle, que la démocratisation en politique, la globalisation de l’économie et même les progrès de la culture n’étaient pas linéaires.

C’est précisément l’écroulement de la société bourgeoise à partir de 1914 qui a donné lieu à cette première période du XXe siècle que j’appelle, dans mon dernier livre, « l’ère des catastrophes » (1914-1945). Ensuite, une nouvelle restructuration du capitalisme a eu lieu pendant ce que j’appelle « l’âge d’or » (de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 70).

SH : Vous soulignez aussi, dans "L’Age des extrêmes", que c’est grâce à l’URSS que le capitalisme a survécu. On constate qu’à chaque crise qu’il connaît, le capitalisme s’en sort et renaît...

E.J.H. : C’est en effet sa caractéristique : déjà, en 1848, Marx et Engels croyaient qu’il était proche de l’agonie. Il y a eu un grand débat sur la faillite du capitalisme à la fin du xixe siècle. La Révolution russe en a été un symptôme, conséquence de cet écroulement de la société du xixe siècle qui n’aurait jamais pu se produire sans la situation de marasme politique et économique qui régnait au moment de la Première Guerre mondiale. Puis, en fin de compte, a eu lieu cet épisode extraordinaire où le capitalisme libéral et le bolchevisme se sont unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, contre la menace du nazisme. C’est à partir du moment où ces deux systèmes se sont alliés dans cette lutte commune que le capitalisme a pu se restructurer.

L’« ère des catastrophes » (1914-1945) a montré que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner simplement avec un marché totalement libre, aussi bien en ce qui concerne la circulation des produits, que celle des capitaux ou de la main-d’œuvre... Depuis 1945, les pays capitalistes - y compris les États-Unis - ont envisagé la possibilité d’une économie dirigée, utilisant même une certaine planification, comme cela a été le cas en France. Tout cela est entré progressivement dans les mœurs, d’ailleurs, dès la grande crise économique des années 30 : l’expérience soviétique provoquait une certaine admiration quant à son apparent développement économique. Le fait de combiner l’entreprise privée avec la planification et un certain management macro-économique s’est ensuite généralisé, non seulement dans les démocraties occidentales mais aussi au Japon, en Corée... Cela a été la base du redressement des économies et de l’avance qu’elles ont prise jusqu’aux années 70.

Depuis, plusieurs événements ont eu lieu : le déclin des régimes socialistes, une nouvelle phase de globalisation du capitalisme. Mais je pense aussi que le capitalisme est entré dans une nouvelle crise et qu’il n’a pas encore, jusqu’à présent, trouvé son nouveau mode de restructuration. Je pense cependant qu’il va survivre et se restructurer une nouvelle fois, puisqu’il évolue selon une règle de « création destructrice », comme l’a montré Joseph A. Schumpeter.

Mais je crois aussi que, d’une certaine manière, le capitalisme a atteint ses limites. Pour fonctionner, il avait jusqu’à maintenant bénéficié, sans le savoir, des acquis du passé : le sentiment de solidarité familiale, de devoir social, une certaine moralité... Aujourd’hui, ces bases s’effritent et sa survie devient problématique. La croissance globale à laquelle nous assistons a une rapidité extraordinaire, elle crée elle-même des problèmes que l’économie de marché ne pourra pas résoudre. Par exemple, les problèmes écologiques menacent la planète et nécessitent un contrôle qui fait appel aux décisions politiques des États. Or, l’expansion du capitalisme fait que sa survie est devenue incompatible avec les États-nations. Ce n’est pas le marché qui peut résoudre ces problèmes.

SH : Beaucoup d’historiens classent les systèmes fascistes et communistes sous la même étiquette de totalitarisme. Récusez-vous ces analyses ?

E.J.H. : Bien évidemment. Il y a en fait deux histoires de l’URSS. L’histoire intérieure n’a pas marché. Staline a été pour les Russes un tyran, bien qu’il reste dans l’histoire de la Russie une très grande figure - figure noire certes -, à l’image de Pierre le Grand. Mais il faut bien l’avouer, le coût humain du régime soviétique a été énorme et insupportable.

En revanche, l’effet de la Révolution bolchévique sur l’histoire du monde est tout autre. A l’étranger, Staline a eu l’image d’un libérateur, pour les Italiens par exemple, quand ils ont pu se libérer du fascisme en 1943. Pendant la guerre, pour les soldats anglais dont je faisais partie, nous avons eu le sentiment que l’armée russe, en tenant les troupes d’Hitler en échec, nous apportait le salut. Par ailleurs, après la guerre, le monde colonial s’est appuyé sur l’image qu’incarnait l’URSS pour se libérer du joug des impérialismes et s’émanciper.

Dans une certaine mesure, l’URSS a joué le rôle d’agence de libération. Les soviétiques ont donné leur appui aux partis de libération dans les pays colonisés, en Inde, en Afrique du Sud... On est là confronté à un paradoxe : l’un des pires régimes de la planète a joué un rôle positif sur la scène mondiale. C’est là que s’enracinent toutes les controverses politiques actuelles autour du socialisme.

SH : Comment analysez-vous l’échec des systèmes socialistes, en ce qui concerne leur histoire intérieure ?

E.J.H. : Le principe sur lequel reposait le fonctionnement intérieur de ces régimes était fou, c’était un rêve messianique.

Dans un sens, l’invention du parti unique est comparable à celui des monastères bénédictins du Moyen Age : les partis uniques en URSS, en Chine, etc., ont été un puissant outil social lorsqu’ils ont permis de restaurer l’Etat et les gouvernements de pays qui étaient dans des situations d’écroulement et de chaos. Mais, au-delà de cette compétence à conduire des économies de guerre, on ne peut construire le développement par le travail forcé comme cela a été fait, par exemple, pour l’exploitation des ressources de la Sibérie. Le goulag pour assurer la croissance économique est tout aussi condamnable que l’esclavage qui servait à assurer la production de sucre, de tabac ou de coton. Quand ces régimes ont cherché à revenir à une économie moins radicale, en combinant un peu de secteur privé avec le secteur public, ils ont échoué.

Une classe moyenne s’était créée, et c’est précisément elle qui s’est mise à refuser le système dont elle était issue, à partir de la fin des années 70. Ce paradoxe avait été prédit par Karl Marx : pour lui, à un certain degré de développement d’une société, les institutions politiques rentrent de plus en plus en contradiction avec les réalités sociales et économiques. C’est ce qui s’est passé en URSS, où les structures étatiques sont devenues inadaptées et obsolètes, en décalage avec les besoins de modernisation que réclamait le développement économique du pays.

SH : Quel a été votre engagement personnel dans le communisme ? Où en êtes-vous aujourd’hui ?

E.J.H. : Je suis un homme de gauche. Ma conviction est qu’il faut défendre les intérêts des gens ordinaires. Nous, les élites, les riches, les intelligents, nous ne sommes pas à plaindre. Mais il est intolérable pour moi de dire : « Que les autres se débrouillent ! » Une société doit œuvrer à réduire les inégalités et agir dans l’intérêt de tous (et c’était l’objectif du socialisme). Nos sociétés futures devront inventer un tel régime - qu’il s’appelle socialiste, ou autre - en laissant la liberté à tous, même aux Églises...

J’ai été un adhérent communiste jusqu’au moment de la déstalinisation. Je suis depuis resté sympathisant, j’ai refusé d’abandonner par fidélité à ma vie même, et surtout à ce qui a été une grande cause émancipatrice dans l’esprit de tous ceux qui y ont adhéré. Beaucoup d’entre eux n’avaient pour vivre qu’un salaire d’ouvrier et ont connu, sous le fascisme, les persécutions ou la mort. Pour moi qui n’ai pas connu cela, je pense que la moindre des choses était de ne pas accepter les avantages que l’on m’offrirait sûrement si je quittais le Parti.

SH : Vous avez fondé en Angleterre la revue Past and Present, proche de la revue française de l’Ecole des Annales. Comment jugez-vous les évolutions de la discipline historique aujourd’hui ?

E.J.H. : Le problème central de l’histoire, qui ne devrait pas être perdu de vue, même si les historiens ont des spécialités très différentes, est que l’histoire des hommes et des sociétés prolonge la longue histoire de l’évolution. Comment, depuis l’état de notre espèce, proche du singe, en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Voilà la question dont toute histoire sérieuse doit tenir compte.

Par ailleurs, je récuse le mouvement récent de relativisme historique, appelé chez nous le postmodernisme. Bien que ce soient les historiens marxistes qui aient été les premiers à avoir réagi contre l’histoire positiviste : la réalité est toujours décrite à travers le point de vue d’une époque, d’une classe sociale. Bien sûr, en écrivant l’histoire, on fait de la littérature, il existe une part pour la narration. Mais on se doit de respecter les critères qui permettent de débattre et font que l’histoire reste malgré tout une discipline scientifique.

Nous sommes tous enracinés dans le passé, et la dimension historique est essentielle pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il existe en outre certaines tâches de l’historien qui me paraissent très sympathiques : Ernest Renan, dans son Discours sur les nations, disait que la méconnaissance de l’histoire et l’erreur historique font partie intégrante de la formation des nations ; et que le progrès des sciences historiques est assez souvent un danger pour l’idée de nation. Personnellement, en tant qu’historien, je voudrais bien être un danger pour l’idée de nation et les nationalismes, et j’ai fait de mon mieux pour cela.

Lu sur le site de Sciences Humaines


Un spectateur « engagé »

Né à Alexandrie en 1917, de nationalité britannique, Eric John Hobsbawm fait ses études à Vienne, Berlin, et après l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne, à l’université de Cambridge (Angleterre). Après la guerre, il devient research fellow au King’s College de Cambridge et professeur en histoire économique et sociale au Birkbeck College de l’université de Londres. Membre de la British Academy, de l’American Academy of Arts and Sciences et de l’Académie hongroise des sciences, E.J. Hobsbawm a été directeur associé de recherche à l’EHESS. Son œuvre s’inscrit dans la mouvance du courant des historiens marxistes britanniques. Spécialiste du XIXe siècle, E.J. Hobsbawm a voulu faire une histoire sociale des sociétés contemporaines depuis la Révolution industrielle : il s’est intéressé aux rébellions, à la naissance des sociétés industrielles et à la montée des nationalismes. Avec son dernier livre, il prolonge ses analyses jusqu’à nos jours.

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Son dernier ouvrage, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, publié en 1994, n’a pas trouve éditeur en France pendant plusieurs années... En 1999, en collaboration avec Le Monde Diplomatique, André Versaille fait traduire le texte en français. Avec 80.000 exemplaires vendus, il sera la meilleure vente de son éditeur, les éditions Complexe. L’ouvrage a été réédité en 2008 chez André Versaille éditeur.

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