20 juillet 1925 - 20 juillet 2015 - Quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Frantz Fanon
Trois articles pour un anniversaire au coeur des évènements grecs

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« Chaque fois qu’un homme a fait triompher la diginité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte »

"Peau noire, masques blancs"

Une pensée à l’épreuve du temps

Mireille Fanon-Mendes-France
Fondation Frantz Fanon

En France, le décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage a laissé à l’Assemblée nationale le soin de régler la quotité de l’indemnisation devant être accordée aux colons [1]. L’indemnisation des propriétaires d’esclaves avait été déclarée légitime par le ministre des Finances de l’époque [2] : « Peu importe en vertu de quel droit l’indemnité est donnée aux anciens propriétaires. […] Ce qu’il faut, c’est la restauration du crédit qui leur manque. Voilà la première des nécessités coloniales à laquelle il faut pourvoir. C’est le crédit qui, seul, rendra aux colonies la vie, l’activité, le mouvement dont elles ont besoin. ».

Un an auparavant, Victor Schœlcher, trop souvent présenté comme le seul maître d’œuvre de l’abolition, avait défendu le principe de l’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves : « Le gouvernement provisoire a agi avec un louable empressement, mais sans légèreté, et c’est pour sauver les maîtres qu’il a émancipé les esclaves. » [3].

Les maîtres se verront indemnisés à partir du 30 avril 1849. En revanche, aucune indemnisation n’a été prévue pour les victimes de la mise en esclavage ni réparation planifiée pour contrer les conséquences d’un crime de masse, ayant duré plus de deux siècles. L’indemnisation des maîtres avait pour but d’apporter des liquidités afin d’assurer le développement de l’activité et de conforter la domination blanche dans les colonies, alors que le modèle économique de l’esclavagisme était à bout de souffle. Il fallait aussi doter le capitalisme industriel et financier de nouveaux moyens en vue de construire l’empire colonial français.

Ce n’était en rien une question de droit.

Le 13 juillet 2015, l’Eurogroupe, le FMI et la BCE ont imposé à la Grèce un accord l’obligeant à se soumettre, par une déclaration, à la "logique" de cette troïka. En un mot, « le gouvernement Syriza doit acquiescer au mensonge que c’est lui, et non les tactiques d’asphyxie des créanciers, qui a provoqué la forte détérioration de la situation économique au cours des six derniers mois – on demande à la victime de prendre sur elle la faute qui incombe au méchant. » [4].

Il s’agit de rendre les propositions du gouvernement grec « plus régressives et plus inhumaines » [5] ; le plus important étant de sauver, coûte que coûte, le système financier européen qui, après la quasi-faillite financière chypriote de 2013, est toujours au bord de la faillite. Les successifs plans de sauvetage pour la Grèce ayant échoué, il a été envisagé de transférer les pertes des banques vers les contribuables européens. Renforçant sans état d’âme les coupes budgétaires pour réduire encore plus les programmes sociaux, économiques, éducatifs, culturels et environnementaux. Créer encore plus de politiques étatiques régressives, plus inhumaines et répressives.

Ce n’est en rien une question de droit.

Si en 1849, il s’agissait de sauver le capitalisme organisé à partir de l’institutionnalisation de la race comme politique sociale, en 2015, il s’agit de sauver le stade ultime du capitalisme dans ses aspects financiers et économiques fondés sur une guerre sans fin aux peuples du Nord et du Sud. Il s’agit de ne plus reconnaître aucun droit aux êtres humains, le seul droit possible étant celui du système financier économique qui se protège des peuples par la mise en place d’une surveillance accrue et d’une militarisation avec l’aide d’institutions internationales multilatérales ou financières au service du capital.

Le système capitaliste continue, avec encore plus de frénésie et de cynisme, tant il se sent menacé, à ne pas reconnaître le statut d’"être" aux 99 % de la planète et à les considérer comme des "non-êtres", comme l’avaient été les millions d’hommes, d’enfants et de femmes jetés sous les politiques meurtrières et esclavagistes de la Modernité européenne.

Ce système, se contentant de donner mais incapable de recevoir, impose sa pensée et ses décisions à l’ensemble des femmes et des hommes du monde. Ainsi de sa gestion de la mise en esclavage de millions de personnes et de son abolition, mais aussi de sa gestion de la crise du système capitaliste libéral.

Cette catégorie de "non-être", introduite et pensée par Frantz Fanon, surtout dans "Peau noire, masques blancs" [6], est très utile pour comprendre la nature de la colonialité du pouvoir et du savoir. Elle engage à remettre en question la modernité imposée par un système articulé à partir de l’arrogante domination blanche occidentale. Elle se détache de la notion d’être pour introduire celle de la colonialité de l’être. Elle impose, si le désir est de se détacher des éléments de la colonialité qui ont organisé, sur une grande échelle, la colonisation du monde et des esprits, de changer d’attitude et de s’interroger sur le comment faire en commun.

Au moment du quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance, Frantz Fanon engage ainsi à s’interroger sur les éléments de la décolonisation qui ne peut offrir que des espaces où l’être navigue dans un espace de vulnérabilité en perpétuel questionnement. L’objectif étant de développer de nouvelles sensibilités. Fanon engage à tenir ensemble l’éthique de la politique, celle de l’amour et de la compréhension radicale.

« Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. » [7]

[1] JORF, 2 mai 1848, article 5, note 1.
[2] Hippolyte Philibert Passy (1793-1880), ministre des Finances dans les deux gouvernements d’Odilon Barrot, de décembre 1848 à octobre 1849.
[3] Victor Schœlcher, Esclavage et colonisation, textes choisis et annotés par E. Tersen, PUF, Paris, 1948, rééd. 2007.
[4] Propos de l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis : Jean-Baptiste Duval, « Grèce : la version intégrale de l’accord annotée par Yanis Varoufakis », Huffington Post, 15 juillet 2015, http://www.huffingtonpost.fr/2015/07/15/grece-yanis-varoufakis-dette-fmi-bce-austerite-economie-grece_n_7803324.html
[5] Ibid.
[6] "Peau noire, masques blancs", Seuil, Paris, 1952.
[7] Ibid.


Fanon : des clés essentielles pour en finir avec les « solutions de désespoir »

par François Gèze

Décembre 1956 : Frantz Fanon, trente et un ans, est depuis novembre 1953 médecin-chef de service à l’Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (Algérie). Il n’a pas ménagé ses efforts pour venir en aide aux patients – "européens" comme "musulmans" – de cet hôpital surpeuplé, pour, explique-t-il, « rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique ».

Mais en cet hiver 1956, deux ans après le début de la "guerre de libération" lancée contre la colonisation française, Fanon jette l’éponge. Il s’en explique dans une lettre magnifique qu’il adresse à « M. le ministre résident, gouverneur général de l’Algérie », Robert Lacoste, à qui il donne la raison de sa démission de son poste de médecin-chef de service : « Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique » [1]. Et il précise : « La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. Le devoir du citoyen est de le dire. ».

« Une société à remplacer » : à combien de situations contemporaines ces mots brûlants renvoient-ils encore aujourd’hui ? Des banlieues de nos métropoles aux dictatures d’Afrique, du monde arabe, du Caucase ou d’Asie, on ne compte plus les sociétés qui acculent encore leurs membres « à des solutions de désespoir ». Lesquelles, après l’échec des espoirs soulevés par les grandes luttes d’émancipation du XXème siècle, nourrissent désormais les rangs des tenants de l’hyperviolence, voire d’un terrorisme qui se pare des oripeaux d’un islam dévoyé.

En ce quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Frantz Fanon, il ne s’agit aucunement de spéculer sur le regard qu’il aurait pu porter sur ces drames contemporains si la mort ne l’avait fauché prématurément. Mais plus simplement – plus politiquement aussi –, de continuer à chercher en quoi son œuvre fulgurante peut aider nos contemporains à échapper aux « solutions de désespoir » sans sombrer dans le nihilisme, à inventer une « société de remplacement » qui évite les impasses politiques liées aux doctrines de l’"homme nouveau" promues par certains "socialismes" des années 1960 et 1970.

"Peau noire, masques blancs" (1952), "L’An V de la révolution" (1959), "Les Damnés de la terre" (1961), "Pour la révolution africain"e (1964) : ces quatre livres [2] doivent être lus et relus, mais surtout pas comme des bréviaires ou un catéchisme ! Ils doivent l’être comme la parole et la pensée d’un homme libre, parfois "datées" bien sûr, mais qui, pour l’essentiel, nous invitent à porter un autre regard sur notre monde actuel, sur ses nouvelles puissances impérialistes (tout autant, voire plus, des conglomérats multinationaux que des États) et leurs nouveaux mécanismes d’aliénation et d’oppression.

À cet égard, on ne peut que se réjouir de la prochaine parution, en octobre 2015, d’un nouveau recueil de textes de Fanon, restés jusque-là inédits ou peu accessibles, sous le titre "Écrits sur l’aliénation et la liberté" [3]. Un volume imposant, dont l’un des intérêts majeurs est de faire connaître les multiples « écrits psychiatriques » (y compris les plus scientifiques) de Fanon. Ils peuvent en effet aider à relire à nouveaux frais ses écrits politiques, les plus connus. On y trouvera un éclairage passionnant sur l’articulation complexe entre les dimensions individuelles et collectives participant de la production des « solutions de désespoir ». Et, du coup, sur les pistes à explorer pour les dépasser grâce à des clés nouvelles permettant de mobiliser politiquement la pensée de Fanon. Notamment en comprenant mieux la double importance, psychiatrique et politique, de la fameuse lettre de rupture de décembre 1956.

[1] Voir le texte de cette lettre dans : Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Maspero, Paris, 1964 (reproduit dans Frantz Fanon, Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 733).
[2] Réunis dans Frantz Fanon, Œuvres, op. cit.
[3] Frantz Fanon, "Écrits sur l’aliénation et la liberté", textes inédits réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, La Découverte, Paris, 2015.


Dans les rues d’Athènes avec Frantz Fanon

Par Omar Benderra
Fondation Frantz Fanon (Responsable de la négociation de la dette extérieure de l’Algérie, 1989-1991)

Évoquer depuis la Grèce les quatre-vingt-dix ans de la naissance de Frantz Fanon s’impose comme allant de soi. Le hasard a voulu que je me trouve dans ce pays à cette date et dans ces circonstances. Dans ce pays, ou la société est froidement acculée à la misère, le regard fanonien sur les enjeux politiques du monde, se vérifie implacablement.

Au pied du Parthénon, cette Europe qui se drape dans l’humanisme et les Lumières qu’elle aurait inventés pour éclairer le monde, se révèle telle que la voyait cliniquement Fanon dans sa fulgurante conclusion des "Damnés de la Terre". Une Europe dont le centre est à Francfort et dont tout l’esprit est dans son marché bancaire globalisé.

Cette Europe que nous, dans ce qu’il convenait d’appeler alors le tiers monde, avons rencontrée aussi dans les infâmes cercles de négociateurs de la dette des clubs de Londres et de Paris, face à ces fonctionnaires fourbes des ministères des Finances néocoloniaux et leurs ondoyants banquiers centraux ou d’affaires et lors des « assemblées générales » d’aigrefins vraiment très distingués du FMI et de la Banque mondiale.

Cette Europe usurière, boutiquière et sans âme, celle qui, pour paraphraser Yannis Varoufakis, l’ex-ministre grec de l’Économie, pose un regard vide sur les pauvres, les déshérités, ceux qui doivent payer pour épargner les riches. Cette Europe des technocrates serviles et des multinationales financières. L’Europe selon Goldman Sachs qui généralise la précarité dans le déroulement logique de sa collusion avec les bourgeoisies apatrides, de droite ou de gauche, qui ont forgé ces liens de sujétion avec les marchés financiers.

Fanon aurait eu quatre-vingt-dix ans ce 20 juillet si le destin en avait voulu autrement, et nul ne sait ce que la correction infligée au peuple grec aurait suscité en lui. Mais il y a plus que de l’ironie à voir l’arrogance des finanz-kommandos allemands (et de leurs hypocrites collaborateurs) piétiner avec délectation un pays qui fut la matrice, lointaine et par trop orientale certes, mais matrice reconnue de l’Europe des philosophes et de sa Kultur. Qu’aurait-il pensé de la froide indifférence des autres peuples de cette Union européenne ? Aurait-il renié ce qu’il proclamait puissamment au terme des "Damnés de la Terre" ?

Il est cruellement révélateur d’observer que les peuples d’Europe ne montrent pas beaucoup d’empathie pour leurs "frères" hellènes, illustrant en cela le caractère absolument artificiel d’une construction antidémocratique fondée sur le profit et l’exploitation. Pourtant, la dureté inflexible des conditionnalités imposées à Athènes devrait faire réfléchir, car le laboratoire grec est aujourd’hui le terrain d’expérimentation des médecines qu’ils subiront demain. Cela aussi Fanon le décrivait avec sa lucidité chirurgicale, il suffit de relire les Damnés…

Mais face à la forteresse d’argent et au cynisme des fossoyeurs d’espoir, on peut saluer le courage du peuple grec et la solidarité des peuples du sud du monde avec les manifestants de la place Syntagma. En effet, même si l’absence de solidarité des peuples du nord est criarde, le peuple grec n’est pas seul. Ceux qui ont connu les programmes d’ajustement structurel, les rééchelonnements, les restructurations et même les "reprofilages" de la dette – vocable popularisé en Algérie à la fin des années 1980 et au début des années 1990 – n’ignorent rien des souffrances et des privations endurées par les Grecs. L’Afrique et l’Amérique Latine connaissent d’expérience la religion du marché et les évangélistes criminels de l’ultralibéralisme.

L’Europe des marchés est une impasse sordide, elle débouche sur le mur aveugle des populismes vulgaires, des nationalismes criminels et l’omnipotence de l’argent-roi. Plus que jamais, elle se replie sur les échecs de son histoire, jusqu’à la caricature. Alors, oui au nom de l’humanisme universel et de la fraternité humaine, il faut sauver cette Europe d’elle-même comme nous y invite Fanon dans son ultime recommandation : « Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. ».

Dans les rues d’Athènes, avec le peuple grec.

Voir en ligne : Sur le site Franz Fanon

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