"Les Tsiganes en France, un sort à part 1939-1946" Emmanuel FILHOL, Marie-Christine HUBERT Perrin, 2009

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Ces dernières années ont été riches en ouvrages sur la déportation durant la deuxième guerre mondiale, notamment ce que les historiens appellent la « déportation raciale ». L’année dernière, un ouvrage consacré au sort des Tsiganes en France est paru. Si l’on sait que les Tsiganes ont été victimes de la politique d’extermination des nazis, on connaît mal le sort qui leur a été réservé en France.

L’intérêt de cet ouvrage historique est immense. Tout d’abord, il replace la législation contre les Tsiganes dans le contexte historique. Il brosse un portrait le plus complet possible de l’internement des Tsiganes en France. Il éclaire sur les conditions de vie dans ces camps d’internement. Il aborde la déportation des Tsiganes dans les camps de concentration. Enfin, il raconte la Libération et pourquoi les derniers Tsiganes internés n’ont retrouvé leur liberté qu’en 1946.

La longue antériorité des législations contre les nomades

Les persécutions contre les Tsiganes durant la 2de guerre mondiale s’inscrivent dans la longue durée, ie depuis le 19e siècle. C’est en effet à la charnière entre le 19e et le 20e siècle que sont prises toute une série de lois et de dispositions contre les nomades, qu’ils soient Tsiganes, forains ou simples vagabonds. Au nom de la lutte contre la vagabondage et la délinquance, systématiquement associés dans les esprits de l’époque, l’Etat et ses représentants, préfets, maires, forces de police, gendarmerie, mettent en place un arsenal législatif visant à contrôler les hommes et leurs déplacements.

En 1895, un dénombrement général de tous les « nomades, bohémiens, vagabonds » est décidé. Il sera réalisé par les autorités municipales et par les gendarmeries. De ce premier dénombrement, il ressort que la majorité des itinérants, qu’ils soient Tsiganes, forains ou vagabonds, sont de nationalité française. Ce dénombrement permet aussi d’appréhender les différents métiers exercés par les Tsiganes : vanniers, marchands forains, colporteurs, marchands de chevaux, ainsi que des professions artistiques (saltimbanques, chanteurs ambulants, artistes d’agilité…)

A partir de 1897, des parlementaires déposent plusieurs propositions de lois sur le vagabondage qui s’inspirent des politiques menées par les préfets dans plusieurs départements : autorisation des préfets et des maires comme condition préalable à l’autorisation de circulation des familles tsiganes, autorisation préfectorale d’exercice des activités, qui devrait être visée par les maires des communes de résidence…

De 1906 à 1910, plusieurs projets de lois sont élaborés. Dans ces projets, une distinction est faite entre d’une part les forains qui peuvent justifier d’un domicile fixe, leur nomadisme étant lié à l’exercice d’une activité commerciale ; d’autre part, ceux qui ne peuvent pas justifier d’une adresse et contre lesquels il convient d’avoir une attitude particulièrement répressive, vagabonds et Tsiganes. A l’encontre de cette deuxième catégorie, les projets de lois visent à dénombrer, encadrer, contrôler les déplacements et les activités.

Une loi est finalement adoptée en juillet 1912. Elle établit une distinction entre les forains, qui doivent produire une simple carte d’identité avec leur signalement et une photographie, et les nomades, « quelle que soit leur nationalité », qui sont astreints à la détention d’un carnet anthropométrique d’identité, qu’ils doivent faire viser dans toutes les localités où ils se rendent sous peine d’amendes et d’emprisonnement.

A la suite de cette loi, tout nomade ayant 13 ans révolu est obligé de détenir un carnet anthropométrique d’identité, carnet individuel qui contient son état-civil, une photographie de face et de profil, ses mensurations (relevées par des gendarmes ou des policiers), ainsi que les mesures sanitaires et prophylactiques auxquelles le nomade est soumis. Ce carnet, obligatoire, doit être présenté à l’arrivée et au départ dans chaque commune. En outre, les nomades voyageant en famille sont soumis à un carnet collectif, détenu par le chef de famille. Dans ce carnet collectif doivent apparaître tous les membres de la famille qui voyagent ensemble, ainsi que la nature des liens familiaux. Le carnet comprend toutes les modifications de l’état-civil (mariages, naissances décès). Le carnet collectif comprend aussi les empreintes digitales des enfants de moins de 13 ans. Enfin, les véhicules des nomades doivent avoir une plaque avec un numéro individuel permettant de les identifier. Une description détaillée des véhicules figure dans le carnet anthropométrique.

Ces mesures discriminatoires sont renforcées entre les deux guerres. Un « registre à feuillets mobiles » est instauré à partir de 1920 : les maires, les gendarmes, les commissaires de police doivent y noter tous les passages des nomades.

Un renforcement des contrôle envers les enfants est instauré : à partir de 5 ans, leur photo doit figurer dans les carnet anthropométrique.

Enfin, toute une série de mesures pour entraver la circulation et le stationnement des nomades sont prises : autorisations spéciales de stationnement, limitation du temps de stationnement, interdiction de circuler dans certains départements…

A la veille de la 2de guerre mondiale tout l’arsenal de contrôle et de répression est donc effectif. La plupart des nomades sont répertoriés, leurs itinéraires connus.

Lorsque la guerre éclate, les autorités administratives françaises savent donc exactement quelles sont les contours de la population tsigane en France.


L’internement

Dès septembre 1939, des directives militaires enjoignent que les nomades soient chassés des zones de stationnement militaire. En avril 1940, un décret complété par une circulaire du ministère de l’Intérieur assigne les nomades à résidence pendant toute la durée du conflit. Il n’est pas encore question d’internement. Ce sont bien les Tsiganes porteurs du carnet anthropométrique, et non les forains qui sont visés : les autorités craignent qu’ils ne donnent des renseignements à l’ennemi…

A partir d’octobre 1940, les Allemands décrètent l’internement des nomades en zone occupée. Mais ils laissent aux autorités françaises le soin d’organiser l’internement : ce sont elles qui doivent procéder aux arrestations, trouver des endroits où interner les nomades et prendre en charge tous les aspects de cet internement. Mais les mesures d’internement sont appliquées aussi bien en zone occupée qu’en zone libre.

Jusqu’en 1941, les arrestations et l’internement des nomades se font dans la plus grande confusion. Les autorités françaises ont beaucoup de mal à trouver des lieux pour installer des camps. Elles jettent leur dévolu sur les sites les plus curieux, allant des châteaux abandonnés aux carrières. Parfois, les nomades sont même logés dans des familles, en attendant leur internement dans un camp. Il faut ensuite mettre en place une surveillance. Les gendarmes rechignant à se transformer en gardiens, les autorités doivent recruter du personnel.

Dans un premier temps, les internements se font indistinctement : les forains, aussi bien que les Tsiganes, sont arrêtés et internés. A partir d’avril 1941, à la demande des autorités de Vichy, les Allemands acceptent le relâcher les internés qui peuvent faire la preuve de leur qualité de forains, d’un domicile fixe et de revenus conséquents. Dans le lot, des Tsiganes réussissent à obtenir leur libération.

Début 1941, on dénombre 1 700 nomades internés dans dix camps situés en Loire-Inférieure, Seine-et-Oise, Charente, Vienne, Finistère, Mayenne, Indre-et-Loire, Sarthe, Ille-et-Vilaine et Eure. En 1941, de nouveaux camps sont ouverts, dont Jargeau (Loiret), Barenton (Manche), Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (Yonne), Arc-et-Senan (Doubs), fort de Peigney (Haute-Marne), Moloy (Côte d’Or) en zone occupée ; Lannemazan (Hautes-Pyrénées) et Saliers (Bouches-du-Rhône) en zone libre. En octobre 1941, 3 100 Tsiganes sont internés dans 15 camps. Quant aux Tsiganes d’Alsace-Lorraine expulsés en 1940 par les Allemands, ils sont d’abord internés à Argelès-sur-Mer (Pyrénées Orientales), avant d’être déplacés à Barcarès début 1942, pour être finalement envoyés à Rivesaltes fin 1942.

De 1940 à 1946, ce sont 30 camps d’internement qui ont fonctionné, cinq en zone libre (Argelès-sur-Mer, Barcarès, Rivesaltes, Lannemazan, Saliers), 25 en zone occupée. Le nombre des internés, hommes, femmes et enfants, est évalué à 6 500 personnes.

Les conditions de vie

Les conditions de vie dans les camps sont terribles. Dans un premier temps (1940-1941), rien n’a été prévu pour ravitailler les internés, encore moins pour leur couchage, leur chauffage, sans même parler de leur santé. Des familles entières arrêtées ont du tout abandonner – roulottes, vêtements, animaux, etc. Elles arrivent dans ces camps dans le plus grand dénuement, et ne trouvent rien sur place. Les autorités des camps laissent parfois sortir des adultes pour qu’ils trouvent du travail afin de ravitailler leurs familles. Les évasions sont nombreuses, mais la spécificité de l’internement des Tsiganes étant l’internement familial, beaucoup d’évadés reviennent pour retrouver leurs familles et sont donc arrêtés de nouveau.

A partir de 1941-1942, le ravitaillement est organisé dans des conditions telles que les internés sont gravement sous-alimentés. Une partie de la nourriture est détournée par l’administration des camps. Le recours au travail des internés est généralement accepté parce que c’est la seule manière d’éviter que tous meurent de faim. Bien entendu, l’administration des camps trouve légitime de percevoir une partie des salaires. Les Tsiganes sont généralement embauchés dans des fermes, parfois dans des usines. Dans certains endroits, on tente d’organiser le travail à l’intérieur même du camp, notamment par des ateliers de vannerie, mais ces expériences tournent court rapidement. Dans quelques camps, ce sont des entreprises qui tentent de profiter du travail des internés, mais là également, les tentatives se révèlent infructueuses.

La mortalité dans les camps d’internement de Tsiganes est élevée, à cause de la sous-alimentation, des conditions d’internement (manque de vêtements et de chaussures, absence de chauffage…). Avec un certain cynisme, quelques responsables de camps remarquent que les internés tsiganes survivent parce qu’ils sont habitués à des conditions de vie précaire.

Parce qu’ils sont internés par familles entières, les Tsiganes ne bénéficient généralement pas d’aide extérieure, ce qui renforce encore la précarité de leurs conditions de détention. Les seuls à pouvoir pénétrer dans les camps d’internement sont les curés et les bonnes sœurs, parfois des instituteurs et des institutrices. En dehors de leur dévouement, ces hommes et ces femmes ont alerté les autorités – généralement les préfets – sur les conditions de vie faites aux internés et obtiennent quelques améliorations, notamment dans le ravitaillement.

L’internement est l’occasion de tenter de « socialiser » les Tsiganes, notamment les enfants à travers l’enseignement religieux. Que ce soit les responsables des camps, les ecclésiastiques ou les instituteurs/institutrices, l’idée forte est de changer les Tsiganes, et de transformer les enfants qui sont perçus comme plus malléables, en leur imposant un mode de vie sédentaire. D’où le recours au travail à l’extérieur du camp, car les Tsiganes sont perçus comme n’aimant et n’ayant pas l’habitude de travailler (!). D’où aussi la tentative d’encadrement spirituel en laissant curés et bonnes sœur pénétrer dans les camps. Certains enfants tsiganes sont même placés dans des familles d’accueil car l’administration pense qu’ainsi, ils abandonneront les mode de vie itinérant de leur famille. Bien entendu, ces tentatives vont se révéler largement infructueuses, d’autant que les Tsiganes vivent leur internement comme une injustice supplémentaire à leur encontre.

Dans les camps où les Tsiganes ne sont pas les seuls internés, les autorités des prennent le parti d’empêcher toute relation avec les autres internés, qu’ils soient juifs ou internés politiques. Il y a donc à l’intérieur des camps plusieurs zones d’internement, sans aucun lien entre elles. Par contre, dans leurs camps, les Tsiganes sont internés avec d’authentiques vagabonds et des clochards.

La déportation

La thèse des historiens est que le sort spécifique réservé aux Tsiganes en France, ie leur internement, leur aurait évité la déportation systématique vers les camps d’extermination, comme cela a été le cas pour d’autres Tsiganes en Europe. Pour quelles raisons, les auteurs n’avancent pas d’hypothèse. Peut être tout simplement parce que la priorité était donnée à la déportation des juifs et à la répression contre la Résistance.

Les Tsiganes ont échappé à la déportation collective. Mais des dizaines d’entre eux ont été déportés individuellement. Le cas le plus flagrant est la déportation de 70 hommes âgées de 16 à 60 ans, du camp de Poitiers, le 13 janvier 1943, suivie de la déportation de 25 hommes du même camp à nouveau le 21 juin 1943. Ces hommes ont été transférés au camp de Compiègne, avant d’être envoyés le 26 juin 1943 au camp de concentration d’Oranienburg-Sachsenhausen. Moins d’une dizaine ont échappé à la mort. Pour les auteurs, ces déportations seraient la conséquence d’une décision de l’administration française, qui aurait déporté ces hommes pour diminuer le nombre de réquisitionnés du STO.

Autre cas emblématique, la déportation des Tsiganes des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Ces départements, rattachés à la Belgique, connurent au contraire la déportation collective. Un décret du 16 décembre 1942 fixe la déportation collective des Tsiganes au camp tsigane d’Auschwitz, où 20 943 Tsiganes, dont 145 Tsiganes français, ont été exterminés.


Un massacre oublié, le massacre de Saint-Sixte

Les Tsiganes n’ont pas échappé aux massacres. Dans la nuit du 23 au 24 juin 1944, alors qu’ils revenaient de la foire d’Agen, 14 Tsiganes – dont cinq enfants de 2 jours à 10 ans – ont été fusillés par des troupes allemandes dans le village de Saint-Sixte où ils avaient installé leur campement.


Une bien tardive libération

La Libération de la France n’a pas été synonyme de libération pour tous les Tsiganes internés. Alors que le débarquement de Normandie commence en juin 1944 et qu’en novembre 1944, le territoire national est presque entièrement libéré, les Tsiganes restent enfermés. En février 1945, ils sont encore 700 à 800 à rester internés. En mai 1945, alors que l’Allemagne a capitulé, 400 Tsiganes sont toujours emprisonnés. Les deniers internés tsiganes ne sont libérés que fin mai 1946.

Une circulaire de novembre 1944 du ministre de l’Intérieur indique qu’il n’est pas possible de libérer les Tsiganes sans un examen de leur situation individuelle… à l’instar des condamnés au marché noir, des prostituées et des souteneurs… Leur internement va donc se poursuivre malgré la Libération. Interpellées par les préfets, les maires, etc. qui souhaitent la fermeture des camps, les autorités finissent pas accepter que les internés tsiganes soient relâchés à la fin de l’année 1945, sans assignation à résidence comme elles en avaient l’intention ! Les derniers internés, du camp des Alliers (Yonne) ne seront tous libérés qu’en mai 1946.

Mais la libération des camps ne signifie pas pour autant une liberté totale. En effet, les vieilles habitudes et les préjugés perdurent : plusieurs préfets décident de poursuivre les politiques menées avant guerre, d’imposer l’assignation à résidence, et de continuer à exiger le carnet anthropométrique, etc. Certains n’hésitent pas à intenter des poursuites et à condamner lourdement des hommes et des femmes pour défaut de présentation de carnet.

L’historiographie de la 2de guerre mondiale en France a peu abordé la question du sort des Tsiganes. Les Tsiganes eux-mêmes n’ont pas eu de démarche mémorielle concernant cette période de l’histoire. Les auteurs montrent que très peu de Tsiganes ont obtenu le statut de déportés, d’internés, ou de résistants, parce qu’ils n’ont fait aucune démarche à la Libération pour être reconnus, ce qui n’a rien d’étonnant pour des personnes peu familiarisées avec l’écrit, et très peu en confiance avec l’administration.

Aujourd’hui encore, les connaissances restent parcellaires. Certains camps seraient tombés complètement dans l’oubli s’il n’y avait pas eu de monographies ou la volonté de quelques personnes de faire établir des plaques commémoratives pour que le passé ne disparaisse pas complètement.

Cet ouvrage est donc très intéressant, parfois touchant. C’est un travail qui appelle d’autres études pour que cette histoire soit enfin mieux connue.

Caroline ANDREANI

23 juillet 2010

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