Les « Bonnets rouges » Un mouvement ! Quel mouvement ?

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Ci-joint une analyse très intéressante du mouvement des "Bonnets rouges". Son auteur, Alain Rebours, est militant du Front de Gauche, mais il ne partage absolument pas les positions insultantes et superficielles qu’a prises Jean-Luc Mélenchon à l’encontre de ce mouvement.

Rappelons que les 30.000 manifestants de Quimper ont été traités par ce dernier de "nigauds et d’esclaves défilant avec leurs maîtres et leurs exploiteurs". La manifestation des "bonnets rouges" a été caractérisée comme un mouvement à la solde de la réaction, des gros bras de la FDSEA et du patronat breton : l’UMP et peut-être même le Front National se seraient cachés en embuscade sous ces bonnets. Dans un article d’Eric Coquerel du PG, il était même question d’un mouvement contenant en germe la construction d’un parti fasciste !

Rappelons également que parallèlement à la manifestation de Quimper, le Front de Gauche, associé à la direction de la CGT et de la FSU organisèrent le même jour une contre-manifestation ultra-minoritaire à Carhaix où l’on a pu voir des dirigeants de la CFDT et des élus du PS. Les "nigauds" se sont pourtant tous retrouvés à Quimper...

Cet article a été publié sur le blog d’un autre militant du Front de gauche, Robert Duguet.


Les « Bonnets rouges » Un mouvement ! Quel mouvement ?

Le 2 novembre, entre vingt et trente mille personnes défilent à Quimper : pour les médias, le mouvement des « bonnets rouges » est né. Si mouvement il y a, il prend ses racines dans un contexte social tendu, et conjugue les effets de trois malaises : la crise de l’industrie agro-alimentaire, la tension découlant de la mise en place de l’écotaxe, et enfin les errements d’une gauche au pouvoir sans perspective s’ajoutant à ceux du mouvement ouvrier traditionnel.

L’automne sonne noir en ce début septembre. La société Doux, entreprise d’abattage de poulets et de transformation, peut continuer son activité, mais ce redressement se fait au mépris de 1.000 emplois déjà perdus depuis quelques mois. Gad, entreprise de la filière porcine, propriété du groupe Cecab, coopérative agricole bretonne, et qui regroupe différentes marques, comme les conserves D’Aucy, annonce la fermeture de ses sites de Lampaul-Guimiliau, Saint-Martin-des-Champs et Saint-Nazaire : 889 suppressions de postes sur les 1.700 salariés. Le Cecab a aussi prévu la fermeture, début 2014, d’une usine de transformation de légumes de sa filiale Boutet-Nicolas, à Rosporden : 140 emplois permanents et près de 200 saisonniers. Quasiment le même jour, Marine-Harvest entend délocaliser ses sites de transformation de saumon de Poullaouen (187 salariés et une centaine d’intérimaires). Enfin, principal concurrent de Doux et deuxième exportateur de poulets, Tilly-Sabco menace de fermer son site d’abattage de poulet de Guerlesquin, qui emploie 300 personnes, si une solution n’est pas trouvée à son endettement dû à l’arrêt des aides européennes à l’exportation.

Une hécatombe ! Et un sentiment de panique. L’industrie agro-alimentaire, qui faisait la fierté régionale, s’effondre... si vite, si intensément. Ces suppressions d’emplois ont été annoncées, programmées et effectuées en quelques mois, sous la pression de dépôts de bilan et des tribunaux de commerce, c’est-à-dire rapidement, très rapidement, sans possibilité de construire une mobilisation pérenne ou de trouver des solutions alternatives, si ce n’est d’essayer de répondre à l’urgence angoissée des salariés de ces entreprises. Panique aussi, car la plupart de ces suppressions touchent les salariés d’une zone géographique relativement restreinte (le Finistère centre et nord) : cela est vécu comme une impossibilité de retrouver un nouvel emploi, puisque l’usine d’à côté (enfin presque) est aussi en crise.

Et en premier lieu, pour toute analyse du mouvement des « bonnets rouges » il faut entendre cette nouvelle désespérance sociale. Elle n’est pas due à un « effet de loupe » médiatique, même si cette dernière produit, sans aucun doute, un climat à son tour anxiogène. Elle est due à une menace sur un tissu industriel singulier : avec une présence importante, ces usines, plutôt de moyenne taille et situées en zone rurale, sont les principaux employeurs du même bassin d’emploi. Représentant en quelque sorte une entreprise providence, où on faisait - devait faire - toute sa carrière, sans trop s’inquiéter de la crise qui apparaissait lointaine : on pouvait investir l’avenir, faire construire sa maison, par exemple, et prendre des crédits, sans trop d’angoisse ! Même si cela se faisait au prix d’années de travail manuel en horaire décalé et de troubles musculo-squelettiques paralysants. Surtout que pour un tiers des effectifs ils sont ouvriers non qualifiés, dont les compétences ne seront pas reconnues ailleurs. D’autant que nombre de ces salariés sont précaires, exclus des premiers plans de reclassement, intérimaires, ou saisonniers là où la saison dure plusieurs mois. Impossible aux jeunes, désormais, de commencer là, même sous statut précaire. Il leur faudra reprendre le chemin des grandes villes, et cet exil est-il si sûr aujourd’hui ? Et la fermeture d’une usine, lorsqu’elle représente le seul site industriel d’une campagne, ne concerne pas seulement les salariés : il y a les sous-traitants, il y a les commerçants, il y a aussi et surtout le maillage paysan qui fournissait l’usine de ses produits - maillon amont et central de la transformation alimentaire en aval. Voilà, sans aucun doute, ce que se sont dit, formulé et partagé les habitants des pays de Landivisiau, de Morlaix ou de Carhaix (trois villes particulièrement touchées et distantes d’une quarantaine de kilomètres), lorsque toutes ces annonces de plans de licenciements ont été faites : la faillite, non d’une usine, mais d’une région, d’un « coin » d’une région. Voilà aussi pourquoi ils se sont mobilisés : tout simplement pour un « avenir ».

La spirale de la crise de l’agro-alimentaire

Mais revenons à la crise de l’agro-alimentaire, ébranlement, devons-nous préciser, de la filière viande - et même porcine et volaille, car la fabrication des produits alimentaires élaborés ou l’industrie sucrière ne sont nullement embarquées dans ces difficultés. L’agro-alimentaire breton s’est spécialisé dans des produits à faible valeur ajoutée : volailles congelées, découpes de porc ou conserves de légumes... particulièrement dans les basse et moyenne gammes. Les bénéfices que ces industriels espèrent provenant ainsi davantage de la quantité que de la qualité. Ce modèle est parfait - de leur point de vue -, tant que la croissance est au rendez-vous. Elle l’a été pendant de nombreuses années, grâce d’abord à l’essor de la grande distribution, et ensuite au développement des marchés émergents dans un contexte de libéralisation du commerce international. Sauf qu’au fil des années la grande distribution, toujours à la recherche de marges supplémentaires en ces temps de disette consommatrice, a fait baisser les prix d’achat de ces produits. Lesquels sont sans marque à forte identité et se voient menacés d’être substitués et suppléés par des produits identiques provenant des pays émergents : évidemment, la libéralisation du commerce international ne s’est pas faite dans un seul sens ! Telles sont les deux erreurs économiques des industriels bretons : avoir basé le développement sur un pas de deux dangereux avec la grande distribution et n’avoir vu dans la libéralisation des échanges internationaux que des débouchés potentiels, sans remarquer que l’offre des pays émergents pouvait devenir terriblement concurrentielle, surtout lorsque les subventions publiques à l’exportation - les fameuses « aides de restitution » - sont appelées à s’arrêter en juillet 2013. Ce que les entreprises Doux et Tilly-Sabco -quasiment les seules bénéficiaires de ces aides européennes - n’étaient pas sans savoir depuis longtemps. Ce qui démontre au passage la capacité que peuvent avoir ces industriels à innover et à anticiper ! Le résultat est connu : 40 % du poulet consommé en France est importé, notamment du Brésil.

Mais l’erreur fondamentale de ces industriels a été leur réponse, puisque celle-ci s’est faite dans un cadre de pensée qu’ils n’ont pas voulu changer : augmenter les volumes en contenant les coûts de production. Ils ont pris une série de mesures absurdes. La première a été de baisser les coûts de production [1] : recette connue, le patronat s’en est pris aux conditions de travail, déjà pénibles, des salariés (généralisation du travail en horaires décalés, augmentation des cadences), et a multiplié l’emploi des intérimaires, de plus en plus européens (souvent roumains), aux tarifs du pays d’origine, pratiquant ainsi ce qu’ils dénonçaient comme une concurrence déloyale de la part des abattoirs allemands - dumping social qui au demeurant n’a fait que durcir la crise, mais n’en est nullement à l’origine.

La deuxième solution recherchée, c’est la baisse d’achat de la matière première : porcs ou poulets. Un paradoxe peu relevé : une industrie souvent aux mains de coopératives agricoles (et dirigées par les leaders de la FNSEA) étrangle des paysans normalement coopérateurs et leur impose un modèle ! Au-delà, les paysans (du moins certains), embarqués dans ce modèle, ont réagi, eux aussi, en essayant d’augmenter le volume tout en réduisant les coûts. Ils ont obtenu, par exemple, la dérogation de la directive européenne de 2001 sur le « bien-être animal et la protection des porcs », ce qui évite investissements et modernisations. Mais - toute chose ayant une fin - cette dérogation a été supprimée le 1er janvier 2013. Modernisation qu’ils voulaient bien admettre, si c’était aux bénéfices des fermes usines, dont le gigantisme effraie. En tout cas, la taille des élevages n’a cessé d’augmenter en Bretagne (55 % de la production nationale), le Finistère et les Côtes-d’Armor sont les deux départements qui ont le privilège d’accueillir le plus grand nombre d’animaux par hectare de superficie, vingt cantons ont dépassé, depuis 10 ans, les 100.000 têtes. Seulement la réglementation attribue par animal une superficie d’épandage du lisier (une truie peut produire jusqu’à 20 litres de déjections par jour), d’où la nécessité d’acheter de plus en plus de superficie pour les éleveurs porcins, ce qui explique la montée des prix des terres agricoles (au-delà de l’urbanisation de ces mêmes terres), bloquant l’installation de jeunes agriculteurs et empêchant le développement d’autres projets agricoles [2]. Les éleveurs ont aussi fait appel à la chimie, mais au bout de quelques années qui ont vite abouti à un désastre écologique déjà présent (les algues vertes, par exemple, qui signifient une pollution durable par les nitrates des nappes phréatiques) ou à un désastre sanitaire à venir (les doses massives d’antibiotiques préventives et systématiques qui conduisent à une résistance humaine à ces mêmes antibiotiques), l’agrochimie a montré ses limites - seulement 9 jours de gagnés pour engraisser un porc au cours des années 2000 - et les rendements agricoles ont stagné. Éleveurs également étranglés par les cours élevés du tourteau de soja et, plus généralement, des cours des céréales : la filière « céréale » de l’agroalimentaire n’est certainement pas en crise, elle !

La troisième voie suivie par les industriels a été tout aussi périlleuse : ils ont adopté une stratégie de « concentration du secteur » et de croissance externe, mais qui a abouti à un endettement quasiment intenable des principaux groupes de l’agro-alimentaire. Ainsi l’origine des difficultés de Gad est son rachat par la Cecab (qui a aussi racheté la conserverie de légumes Boutet-Nicolas). Surendettés, les industriels ne peuvent alors maintenir l’investissement nécessaire, et l’outil industriel non modernisé périclite. Du coup, l’unité considérée comme la moins performante est tout simplement fermée. Vision encore une fois à court terme qui a produit quelques gains d’échelle immédiats, mais sans capacité de redéploiement ou d’innovation à moyen terme. D’autant que ces groupes en fermant ces unités ne veulent en aucun cas une reprise ou un redémarrage de ces unités par une autre entité : il leur faut continuer à être le « plus gros » pour essayer de peser face à la grande distribution et ils ne veulent pas d’un potentiel concurrent. Les millions de subventions européennes n’ont servi en fin de compte qu’à racheter des « petites » unités concurrentes ou à investir dans les pays émergents, de manière bien aventureuse, comme Doux a pu le faire. Tout cela aboutit à une crise identitaire : la Bretagne, ou du moins la basse Bretagne, ordonnée autour d’un système dominant qui fonctionnait, a vu sa conception du monde - ce qui faisait lien social en ce territoire - s’effondrer.

L’écotaxe : un impôt injuste

Les mécanismes de l’écotaxe sont connus, c’est un impôt indirect, voté sous Nicolas Sarkozy par la droite et la quasi-totalité de la gauche. Autant dire qu’il a bénéficié d’un large consensus. Son but est une réduction des gaz à effet de serre (GES) par la taxation des kilomètres parcourus par les camions, principaux émetteurs de ces gaz. Mais elle ne s’applique que sur la majorité des routes nationales, sur certaines routes départementales et sur les autoroutes gratuites. Et là se pose le premier problème : ce sont exactement les routes qui traversent la Bretagne où n’existe aucune autoroute payante. N’importe quel transporteur finistérien paiera donc au moins deux à trois heures d’écotaxe avant d’atteindre la première autoroute payante, sans compter ceux qui ne dépassent jamais la limite de Rennes. Un handicap certain pour les produits de la région, peu valorisés, transformés ou finis sur place. Au-delà, l’écotaxe, de toute façon, passe loin de ces objectifs. Refuser de taxer les autoroutes à péages où passe l’essentiel du trafic européen aboutit à favoriser le transport routier longue distance, particulièrement gourmand en GES : effet contraire de ce qui était recherché ! Deuxième couac : il n’existe pas vraiment d’alternative à la route - surtout en Bretagne où aucune ligne de chemin de fer ne fonctionne dans le centre Bretagne ; il n’y a que deux lignes et elles suivent les côtes maritimes (tourisme oblige !), avec quelques embranchements ici ou là, vétustes et guère valorisés. « Cette écotaxe ne peut donc entraîner aucun changement de comportement », explique ainsi la Fondation Copernic dans l’éditorial de sa note du 22 novembre 2013 [3] « et apparaît seulement comme une taxe sur l’utilisation des infrastructures routières, qui pénalisera essentiellement les petites entreprises du secteur faisant du cabotage (et qui n’ont plus les moyens de recourir au fret ferroviaire depuis l’abandon de la pratique du wagon isolé par la SNCF) ». Sans parler du scandale de sa collecte, apparu par la suite, d’entrée l’écotaxe n’est ni un impôt juste - en un moment où l’injustice fiscale règne au plus grand bénéfice des ménages les plus riches -, ni un impôt écologiste puisqu’il n’induit aucun changement de comportement dans le domaine des transports qui émettent 27 % des GES. Se mobiliser contre sa mise en place était-il réactionnaire ? Évidemment non ! En fait, l’écotaxe a fait l’effet d’un détonateur dans une région excentrée où la question des transports est cruciale.

Les données de la mobilisation

Les mois de septembre et d’octobre se déroulent en assemblées générales et mobilisations internes aux différentes entreprises de l’agro-alimentaire, les salariés étant axés sur les négociations internes, pressionnés par les tribunaux de commerce. Tandis que, d’un autre côté, on commence à entendre parler de l’écotaxe : quelques petites mobilisations apparaissent, quelques tracteurs, quelques camions, des opérations « escargot » essentiellement, un portique est endommagé début août à Guiclan, ce qui est quasiment passé sous silence. Le 18 octobre un comité pour la sauvegarde des emplois est convoqué à Carhaix par le maire de cette ville, Christian Troadec, personnage changeant, souvent autoritaire, étiqueté divers gauche et régionaliste, patron à ses heures (bière Coreff) et créateur du festival des Vieilles Charrues. Le projet est de reproduire la démarche qui a permis il y a quelques années de sauver l’hôpital de la ville et sa maternité, et que tout le monde a encore en mémoire. 500 personnes assistent à la réunion, sont présents en nombre les salariés de Marine-Harvest. À la tribune, l’arc de force est clairement à gauche, vraiment à gauche (Christian Troadec évidement, le NPA, le collectif Front de gauche du centre Finistère, un maire d’une commune voisine, membre du PCF, quelques leaders syndicaux comme Nadine Hourman de FO-Doux ou la CGT de Marine Harvest), et personne de droite [4]. L’idée d’une manifestation à Quimper est lancée. Et on reprend facilement le vieux mot d’ordre des années 1970 : « vivre et travailler au pays ». Quelques jours plus tard (le 26), les salariés de Gad-Lampaul - en mal de reconnaissance - rejoignent des transporteurs et des agriculteurs sous le portique écotaxe de Pont-de-Buis, le brûlent, s’affrontent aux forces de l’ordre. Cette fois l’action fait la « une » des médias. Christian Troadec rencontre alors Thierry Merret, le dirigeant finistérien de la FDSEA : la manifestation à Quimper est actée. Contre l’écotaxe et pour le maintien des emplois en Basse-Bretagne. Le comité initialement créé - Christian Troadec ne demandant l’avis de personne - devient le collectif « Vivre, décider et travailler au pays », dans lequel s’intègrent les représentants des instances agricoles et patronales. Conjonction de deux mouvements qui n’avaient donc aucun rapport entre eux, si ce n’est cette proximité géographique et temporelle.

Une alliance improbable, puisque les uns - la FDSEA - sont en grande partie responsables de la situation désastreuse des autres - les salariés de l’agroalimentaire. Le pire - ou le pompon de ce bal des hypocrites - est atteint lorsque Leclerc, Intermarché et Super U lancent une grève de solidarité en fermant leurs portes pendant une heure. S’y mêle le réseau (MEDEF et CGPME) des petits patrons, surtout des transporteurs, qui ne sont guère connus pour leur politique sociale. Quelques actes symboliques plus tard (telle la distribution - presque gratuite ! - des fameux « bonnets rouges » par l’entreprise Armor Lux), et la manifestation de Quimper est un succès ! 30.000 personnes - pas très loin de 8 % de la population active du département. Est-ce à dire que cette manifestation n’est qu’une démonstration réactionnaire ? Ou une mobilisation socioprofessionnelle pour défendre des acquis, bien mal acquis ? L’analyse est sans doute un peu plus compliquée, si on ne veut pas prendre le risque de s’aveugler. Les salariés de Gad ou de Marine Harvest et leurs délégués syndicaux FO et CGT ont voté, en assemblée générale, la participation à cette manifestation et connaissent bien les responsables de la crise prévisible de l’agro-alimentaire. Dire d’eux qu’ils sont manipulés est un peu court ! Dire d’eux qu’ils sont simplement arriérés est carrément injurieux - et a d’ailleurs été ressenti comme cela ! Ils ont pourtant fourni un bon tiers, si ce n’est plus, des participants de la manifestation. Il faudrait plutôt poser cette question : pourquoi ont-ils quand même manifesté ?

D’abord, ils ont manifesté car ils attendaient une telle initiative ; un événement qui permette de sortir de l’usine, d’unifier les luttes, ou du moins de les coordonner, bref une perspective de lutte, un tant soit peu crédible, car les salariés, justement, ne sont pas idiots, et savaient bien qu’usine après usine, ils allaient se faire laminer. Qu’il fallait aussi impliquer toute la population [5]. Alors ils ont choisi ce qui avait le mérite d’exister ! Et les syndicats ont été incapables de faire la moindre proposition en ce sens. Car s’ils l’avaient faite, il est à peu près sûr que le même succès aurait été au rendez-vous. Il faut reconnaître qu’il y avait quelques difficultés. D’abord le taux de syndicalisation est assez bas dans les entreprises de l’agro-alimentaire. Ensuite chaque usine, chaque entreprise est marquée d’une forte et unique coloration syndicale : FO à Doux, CFDT à Gad (mais FO à Gad Lampaul), CGT à Marine-Harvest, etc. L’unité syndicale était donc un préalable. De plus, chaque section syndicale a été surtout préoccupée des conditions internes à chaque groupe et a bataillé ferme sur l’accompagnement des licenciements et les primes qui vont avec. On peut les comprendre : dans une bataille qui semble perdue - car sans soutien et sans perspective extérieure tant politique que syndicale - il vaut mieux assurer ; le leader CGT de Marine-Harvest l’a ainsi expliqué lors de la première réunion de Carhaix.

L’absence de perspectives syndicales

La seule centrale syndicale qui en avait la possibilité, par son implantation, à la fois dans l’agro-alimentaire et dans la région, était la CFDT [6], connue pour détester ces rapports de force, préférant les cabinets feutrés de la négociation. Mais la CFDT a fait pire, elle a été clairement diviseuse et manipulatrice. D’abord, si la FDSEA dirige la chambre d’agriculture du Finistère, elle ne le fait pas seule puisque deux représentants de la CFDT siègent dans son exécutif - cogestion et compromis sont de mise. Ensuite, tout le monde a en mémoire ce qui s’est déroulé à Gad, image malheureuse des écarts syndicaux. Gad, c’est essentiellement deux abattoirs, l’un à Lampaul-Guimiliau (Finistère), l’autre à Josselin (Morbihan) ; si le groupe voulait sortir du redressement judiciaire où il était placé depuis février, soit il déposait son bilan, permettant à chaque abattoir d’être racheté pour une somme symbolique, soit il proposait un plan de continuation de l’activité, laissant sur le carreau le site de Lampaul sans aucune possibilité de reprise puisqu’alors le groupe propriétaire n’était pas vendeur [7]. La deuxième solution, celle de la direction, ayant reçu le soutien de la CFDT, a été approuvée le 11 octobre par le tribunal de commerce de Rennes. Comment la CFDT a-t-elle pu sacrifier 900 salariés sans la moindre bataille, si ce n’est quelques débrayages ? Préférence de la CFDT pour la « collaboration des classes » ? Les mauvaises langues parleront de son implantation : majoritaire dans le groupe, l’équipe syndicale CFDT est surtout ancrée à Josselin... Et lorsque les salariés de Lampaul, désormais à la rue, ont essayé de bloquer le site de Josselin, pour au moins récupérer les 15 millions d’euros de participation et avoir de meilleures indemnités de licenciement, les salariés morbihannais sont sortis pour les repousser manu militari - la CFDT ne s’est même pas sentie obligée de faire un communiqué pour se désoler de ces échanges de coups entre ouvriers qui avaient sans doute voté, pour beaucoup d’entre eux, CFDT aux dernières élections professionnelles. Chez les « Lampaul », sans aucun doute, c’est le dégoût.

Quant aux autres syndicats, leur implantation et la faiblesse de leurs équipes syndicales rendaient sans doute hasardeuse toute initiative d’ensemble... Mais comment expliquer l’appel de la CGT à une manifestation à Carhaix pendant que se déroulait celle de Quimper ? Sans aucun doute, l’appel à la manifestation de Quimper et surtout l’arc de force qui y appelait n’étaient pas limpides : « collaboration de classe » et « manipulation » sont les deux termes qui ont été souvent employés. Et il y a du vrai puisque MEDEF, CGPME et FDSEA ont appelé à participer - ceux-là mêmes qui sont responsables des licenciements. Et pas les syndicats, hormis FO. Mais là encore, la situation n’était pas si simple, puisque, d’un autre côté le NPA, des collectifs locaux Front de gauche [8], l’UDB y ont appelé et y ont participé. En tout cas, la manifestation de Carhaix, initiée par la CGT (rejointe par Solidaires et la FSU), a rassemblé, elle, 3.000 personnes, et abouti à quelques divisions... du côté de la CGT, puisque la CGT-Marine et quelques sections syndicales ont maintenu leur présence à Quimper... Et a même désorienté beaucoup de militants, car cet appel a été lancé seulement quelques jours avant, alors que ceux-ci étaient en pleine mobilisation pour inciter la population à rejoindre Quimper. Cette initiative a démontré a posteriori - ainsi que celle du 23 novembre, appelée par l’ensemble des syndicats [9] - qu’il aurait été possible d’envisager un mouvement plus large et initié directement par le mouvement ouvrier. Cela illustre - en accéléré, en quelque sorte, puisque ce mouvement s’est déroulé sur un temps très court - que les syndicats, en se situant entre riposte timide et conservation des positions acquises, ont facilité une certaine désaffiliation sociale et idéologique entre eux et les ouvriers du département qui se sont retrouvés là où « leurs » organisations n’appelaient pas à être.

L’abandon des politiques

Et que dire des partis politiques de gauche ? Les habitants de la région, sentant venir la crise, lors des dernières élections législatives ont rejeté Nicolas Sarkozy et les candidats de droite. Pensant que la gauche s’en sortirait mieux, ils ont permis aux socialistes d’obtenir huit députés sur les huit possibles du département. Même là où traditionnellement on votait à droite, c’est le candidat de gauche qui est passé. A Lampaul-Guimiliau, par exemple, plutôt une terre de droite, alors qu’en 2007, Ségolène Royal arrivait à rassembler, au premier tour, 26 % des voix (et 27 % pour Nicolas Sarkozy), François Hollande en a obtenu 36 %, tandis que Nicolas Sarkozy s’effondrait à 20% [10]. Or, le Parti socialiste a purement et simplement abandonné ces salariés à leur sort. Les communiqués des députés socialistes du département étaient pathétiques de fatalisme. Le gouvernement, la région et le département, dirigés par les socialistes, n’ont rien proposé. Par contre, leur affolement a été frénétique lorsque la mobilisation s’est axée sur l’écotaxe ! Il faut dire que les socialistes n’ont jamais remis en cause le modèle productiviste agricole, et l’ont même soutenu. Qu’on se souvienne de Jean-Yves Le Drian, alors président de la région, s’engageant dans une bataille stupide - à propos d’une photo ! - contre les associations environnementales qui dénonçaient l’ampleur des algues vertes. En fait, les projets socialistes ont délaissé ces terres du Finistère, vouées à faire du cochon, à dégager quelques sous avec le tourisme. Pour eux, l’économie de la région passe d’abord et avant tout par le développement d’un axe Rennes-Nantes, nouvelle métropole régionale, dont le point de pivot serait l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il suffit pour s’en convaincre de détailler le plan transport régional [11]. Quant aux socialistes finistériens, ils devaient à ce moment-là se mobiliser pour une tout autre question : il fallait que Brest obtienne, elle aussi, ce fameux titre de métropole. Le Pacte d’avenir pour la Bretagne en est l’illustration. Des mesures d’accompagnement des licenciés plus favorables (comme quoi le mouvement n’était pas inutile...), des financements assurés pour des projets déjà actés depuis de nombreuses années, des aides pour les entreprises en difficulté, quelques déménagements de sièges d’instituts publics, mais rien qui acte un changement d’orientation du système agricole - pour ne pas y voir le contraire. Au point que la presque totalité des associations environnementales, présentes au Conseil économique, social et environnemental régional, ont rejeté le Pacte [12]... Et surtout rien qui envisage un développement sérieux et durable de la basse Bretagne : car l’enjeu est de taille, il s’agit à la fois de la souveraineté et de la sécurité alimentaires de la France, dans une mondialisation qui va bientôt permettre l’importation de viande aux hormones ; un enjeu au regard duquel il serait judicieux de s’appuyer sur les compétences des salariés qualifiés avec un moratoire sur la fermeture des sites.

Un mouvement : quel mouvement ?

Le mouvement des « bonnets rouges », c’est avant tout la réussite de cette manifestation de Quimper, le 2 novembre. La presse régionale et nationale n’en a retenu qu’une manifestation contre l’écotaxe. En fait, les motivations des manifestants étaient diverses. Effectivement les petits patrons étaient présents. Mais les salariés de l’agro-alimentaire aussi et pas seulement les « licenciés » [13]. Des militants des différents réseaux qui avaient appelé, des élus des communes rurales ; le monde associatif, le milieu « bretonnant » s’était particulièrement mobilisé [14]. Des paysans, sans doute pas tous là pour défendre le mode de production [15]. À ma connaissance, pas d’UMP ou de FN. Et surtout une multitude de « petites » gens venus pour soutenir les licenciés, et qui savent que sans les paies de ces ouvriers leurs petits commerces, leurs petites entreprises - qu’ils soient patrons ou salariés -, voire leurs micro entreprises, de BTP ou de service, vont s’effondrer [16]. Ils refusent un délitement du tissu social et n’acceptent pas ce qui apparaît comme une crise d’identité. Le mouvement est certes ambivalent, tant dans les forces appelantes que dans les mots d’ordre mis en avant, mais au final la manifestation - et la sympathie qu’elle a entraînée - a plutôt été l’illustration d’une rébellion populaire - tous concernés, en quelque sorte - et d’un clivage entre ruralité et urbanisation, d’une région « désespérée » s’élevant contre les « nantis » - même si ces derniers ne sont guère identifiés. Si on devait en chercher des racines historiques (au-delà de la référence à la révolte des « bonnets rouges » de 1675), on devrait sans doute les chercher du côté du communisme rural - et insistons sur ce mot « rural » - du centre Bretagne (là où la droite ne propose même pas de candidat aux élections cantonales), républicain mais pas oublieux de son orgueil régional, terre de résistance et de solidarité, à l’esprit un brin libertaire, maintenant des radicalités au-delà des années, dont se servent encore aujourd’hui les réseaux écologiques, un fond rouge que les élections illustrent parfaitement [17]. La visible fierté régionale (qui a fait tant sourire - pour le mieux [18] - au-delà de la région) est symbolique de la cristallisation de cette division entre les périphéries et un centre, mal situé à Rennes ou à Paris. Emmanuel Todd en propose un « début de clarification » : « On pourrait dire que ici en Bretagne des producteurs, ouvriers et patrons, affrontent le Paris des prédateurs, les banques et l’État... » [19]. De là à conclure, comme il le fait presque, qu’il s’agirait du début d’une révolution, il y a un pas important à franchir. Mais retenons cela : un clivage est là, opposant les acteurs et les habitants de ce monde rural (ou des petites villes des régions), vivant dans les marges, à une « noblesse » d’État qui prépare plans, rentabilisations, aménagements, métropolisations et centralisation [20].

Alain Rebours, article publié dans la revue Contretemps*, n° 20, février 2014.

L’auteur est psychanalyste et éditeur. Il habite et exerce à Plouneour-Menez (29). Il a été membre de la rédaction de la revue Critique Communiste où il a écrit de nombreux articles, notamment "Normes, normalisation et symbolique" (N°180, juillet 2008). Une rapide recherche sur internet le trouve à une tribune de meeting soutenant la candidature de Mélenchon à Brest en 2012, donc un militant actif du Front de gauche.

* La revue Contretemps est portée par des gens de l’ex-LCR, des "communistes unitaires" (issus des "refondateurs" du PCF), des gens des collectifs unitaires ayant fleuri lors du référendum 2005 et lors de la présidentielle 2007 (collectifs antilibéraux), ainsi que divers militants syndicaux ou associatifs.

[1Voir : « Malaise Breizh », Jean-Marie Koster, http://www.lafauteadiderot.net/Malaise-Breizh

[2Voir, par exemple sur l’utilisation des terres agricoles « Pour une politique foncière au service d’un autre modèle agricole », Xavier Compin (PCF), Jacques Lerichomme (Gauche Unitaire), Laurent Levrard (PG), Front de Gauche Agriculture, l’Humanité, 20 novembre 2013.

[3http://www.fondation.copernic.org/ spip.php ?article1016

[4On pouvait clairement l’être. Même l’association des commerçants de Carhais – présente ce soir-là – ne l’est pas. Elle soutient surtout Christian Troadec qui s’est désisté aux dernières élections législatives pour le candidat socialiste. Pour un portrait de ce personnage : http://www.mediapart.fr/journal/france/151213/christian-troadec-bretonnant-entre-marx-et-la-bible.

[5Toutes les opérations escargot ou de blocage de la nationale 12, paralysant les villes de Landivisiau et de Morlaix, par les Gad-Lampaul correspondent d’ailleurs à cette volonté. Mais les échos médiatiques ont été bien plus forts lorsqu’ils se sont mis à détruire un portique écotaxe.

[6Pour donner une idée : en Bretagne, la CFDT pèse 41,45 %, tandis que la CGT arrive 15 points derrière (25,85%), et FO à 12,15%, dans les calculs de représentativité.

[7Il manque d’abattoirs de proximité dans le Finistère et dans les Côte d’Armor, obligeant à multiplier les transports animaux.

[8Dans le Finistère (Morlaix, centre-Finistère, Quimper et pays Bigouden), il y a quatre « associations », collectifs du Front de gauche, qui regroupent entre 100 et 150 « adhérents directs »

[9Ces manifestations, qui ont regroupé 15.000 personnes (surtout à Morlaix), ont été organisées afin de peser sur le « Pacte d’avenir pour la Bretagne », que la CGT et la CFDT approuveront au Conseil économique, social et environnemental régional.

[10Notons au passage que, dans cette même commune en 2007, Marie George Buffet a obtenu 1,34% des voix, et qu’en 2012, Jean-Luc Mélenchon en a obtenu 9,71%.

[11Il n’y a pas que l’agroalimentaire du Finistère qui intéresse peu les socialistes, l’industrie navale ne les mobilise guère davantage.

[12Que le Parti socialiste le vote, on peut le comprendre, que les élus régionaux du Parti communiste en fassent de même laisse interrogatif...

[13Les salariés de l’agroalimentaire représentent 46 % des emplois industriels dans le Finistère. Il n’y a évidemment pas que Gad comme site de production.

[14Le milieu « bretonnant » est très divers. Politiquement, il peut aller d’une droite nationaliste, le Parti breton, centriste, et inspiré par l’exemple de la Catalogne, à la gauche régionaliste, en alliance avec le Parti socialiste, comme l’Union démocratique bretonne (UDB). Les Identitaires sont très minoritaires. Mais ce milieu est surtout culturel et les associations nombreuses. Leur but est essentiellement la défense de la langue bretonne, même si certaines pensent que la contradiction principale est la question nationale.

[15Le milieu paysan n’a jamais été homogène, il l’est de moins en moins et s’est largement modifié ces dernières années. Pour exemple, il y a des communes où la production « bio » atteint 40% des terres cultivées. Les élections à la Chambre d’agriculture en sont le reflet : la FDSEA n’est majoritaire que de peu (50,74%), tandis que la coordination rurale en augmentation, fait 27,89 %, et la Confédération paysanne, 21,73 %.

[16Le Finistère se situe au vingt-neuvième rang de la création d’entreprises - sous forme d’auto entrepreneur. Ramené à la population active, le chiffre est important puisque les premiers rangs sont tenus par les départements à forte densité démographique.

[17On ne peut pas comprendre autrement les scores du Front de gauche à la dernière élection présidentielle ; il arrive second dans nombre de communes du centre Finistère (derrière François Hollande), mais aussi, premier dans quelques communes : Locmaria-Berrien, 32,5 % des voix, commune située à proximité du site de Marine-Harvest.

[18De « nigauds » à « esclaves »... voilà qui ne facilite pas la levée des contradictions.

[19« Les bonnets rouges, une chance pour la France », Emmanuel Todd, Marianne, numéro du 16 au 22 novembre 2013.

[20Quelle commune rurale du Finistère n’a pas eu sa bataille pour le maintien d’une classe, d’une poste, d’une école, d’un commerce, d’un médecin, etc ?

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  • (2002) Lenin (requiem), texte de B. Brecht, musique de H. Eisler

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    Sur une musique de Hans Eisler, le requiem Lenin, écrit sur commande du PCUS pour le 20ème anniversaire de la mort de Illytch, mais jamais joué en URSS... avec un texte de Bertold Brecht, et des images d’hier et aujourd’hui de ces luttes de classes qui font l’histoire encore et toujours...

  • (2009) Déclaration de Malakoff

    Le 21 mars 2009, 155 militants, de 29 départements réunis à Malakoff signataires du texte alternatif du 34ème congrès « Faire vivre et renforcer le PCF, une exigence de notre temps ». lire la déclaration complète et les signataires

  • (2011) Communistes de cœur, de raison et de combat !

    La déclaration complète

    Les résultats de la consultation des 16, 17 et 18 juin sont maintenant connus. Les enjeux sont importants et il nous faut donc les examiner pour en tirer les enseignements qui nous seront utiles pour l’avenir.

    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
    ... lire la suite

  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).