Chine : Comprendre le système de crédit social par Pierre Sel, revue Esprit

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Système de systèmes, couteau suisse de la gouvernance, couvrant la plupart des aspects de la société, le crédit social est un objet plus complexe que le simple outil de surveillance qu’on tend à en faire. On parle beaucoup de la société de surveillance que représenterait la Chine, mais c’est pure hypocrisie occidentale par rapport à ce qui se pratique déjà du côté américain et comme en témoigne cet article bien documenté, il s’agit pour la Chine de revoir la relation entre pouvoir central et pouvoirs locaux, ensuite dans un socialisme de marché avoir un mode de contrôle et de sanction approprié face aux pratiques délinquantes des entreprises encore plus que des individus. Enfin comment donner un "esprit public" à un pays continent, ce qui a été le propre de la constitution de toute république constituant une méritocratie et qui mêle ici l’héritage de Confucius à celui des "légistes", caractéristique du communisme à la chinoise que cette synthèse... (Note de Danielle Bleitrach)

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La République populaire de Chine fait l’objet nombreux fantasmes. Autrefois perçue à travers le prisme orientaliste, on la perçoit aujourd’hui comme un géant économique couplé à un monstre politique, pays de la censure et de la répression. La difficulté de dépasser ces biais analytiques est illustrée par le traitement accordé au «  système de crédit social  », présenté dans la presse comme «  un outil de notation du comportement des individus  ». Fin avril, France 2 diffusait dans un reportage les images de citoyens brandissant leur «  score de crédit social  », qui leur octroie des réductions dans les transports ou, à l’inverse, leur interdit l’accès au train. Le crédit social est comparé à un épisode de la série britannique Black Mirror, dans lequel le comportement des individus fait l’objet d’une note définissant leur place dans la société. Cette couverture médiatique est néanmoins problématique, en ce qu’elle induit en erreur sur les réalités de ce "système".

De la finance à la morale

Dans les années 1990, une décennie après le début des politiques de réforme et d’ouverture, le développement du capitalisme d’État a eu un effet profond sur les structures éco­nomiques et sociales. En quelques années, il a fallu adapter le secteur bancaire et financier, améliorer les capacités de régulation de l’économie, combattre les fraudes et les excès ­d’entreprises peu scrupuleuses. En 1999, ­l’Académie des sciences sociales établit un groupe de travail chargé d’élaborer «  un système national de gestion de crédit  », à partir de l’exemple des pays développés, les États-Unis en tête. L’idée est alors de fonder une infrastructure nationale disposant d’un historique de crédit autant des individus que des entreprises, de méthodes pour évaluer les risques financiers et, plus largement, de développer une industrie financière moderne, à même d’accompagner l’essor économique et le capitalisme d’État. Mais très vite, ce projet dépasse le cadre de la finance pour devenir un projet "kaléidoscopique", englobant tant l’économique que la politique et le civisme.

En mandarin, "crédit" (信用 – xinyong) est composé du caractère «  xin – 信  » qui renvoie aux notions de confiance, d’intégrité (诚信 – chengxin), d’honnêteté (守信 – shouxin) ou à ­l’inverse «  être indigne de confiance  » (失信 – shixin). Ces termes sont liés les uns aux autres, mais aussi à différentes philosophies et discours politiques chinois  : "l’intégrité" est une valeur clé tant de la doctrine confucéenne "classique" que des «  douze valeurs du socialisme  », telles que définies par le Parti communiste. Dans les documents de travail du Parti, les références au "crédit" vont de pair avec des concepts politiques comme «  la civilisation spirituelle  », «  construire des citoyens dotés de qualités morales  » ou encore «  promouvoir l’éducation morale  ». C’est de ce mariage entre politique et économie que naît le «  système de crédit social  ».

Accroître la confiance

Dès lors, le développement théorique du «  système de crédit social  » est fixé. Lin Junyue, alors membre du groupe de travail de l’Académie des sciences sociales, revient sur les deux caractéristiques qui font l’originalité du système. La première est ce «  sens élargi  » donné au "crédit"  ; la seconde est l’expérimentation d’un "bras armé", appelé «  mécanisme de punition et récompenses  ». Ce mécanisme, composé de listes noires et rouges traitées par les agences de l’État, vise à disposer d’un outil disciplinaire permettant de récompenser ou punir les entreprises, organisations et individus en fonction de leur respect des lois et réglementations.

Loin d’être monolithique, le système de crédit social est en fait un "système de systèmes", à l’échelle centrale et locale. Pour simplifier, il est possible de distinguer une "composante publique", construite et gérée par les agences de l’État, d’une "composante privée", regroupant les initiatives émanant du secteur privé. Chaque province, voire municipalité, établit ses propres bases de données, ainsi que ses propres listes noires ou rouges, tandis que le secteur privé fournit aux agences de l’État des informations financières sur les entreprises ou les individus, jusqu’à aider à la construction des bases de données (par exemple Baidu, qui a mis au point celle du site http://www.creditchina.gov.cn). Les sanctions et récompenses sont, elles aussi, décidées au niveau local et varient selon qu’elles concernent individus ou entreprises. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’interdiction temporaire d’exercer dans un certain domaine d’activité, la restriction d’accès au crédit ou encore, dans certains cas, la «  limite sur les hautes dépenses  » (billets de TGV, avion, achats dits de "luxe").

Le gouvernement semble considérer que la transparence permet d’accroître la confiance au sein de la société.

Pour appliquer efficacement sanctions et récompenses, certaines agences de l’État, entreprises et organisations concernées signent des «  accords de ­coopération  ». Ces derniers prévoient que lorsqu’une agence ajoute une entreprise ou un individu sur une liste noire (ou rouge), les signataires ­s’engagent à appliquer leurs parts des sanctions contre la personne physique ou morale signalée. De plus, elles s’engagent à rendre partiellement publique, dans les bases de données en ligne, l’identité des personnes et des entreprises «  indignes de confiance  ». Selon Lin Junyue, cette "dénonciation" des «  indignes de confiance  » permet de réduire l’asymétrie de l’information. Autrement dit, le gouvernement semble considérer que la transparence (forcée), l’utilisation politique de la "réputation", permet d’accroître la confiance au sein de la société. Ce pari est l’une des caractéristiques centrales du système de crédit social.

Couteau suisse de la gouvernance

Le système de crédit social est souvent considéré à travers le prisme de la surveillance et des méthodes de contrôle toujours plus envahissantes et avancées mises en place par le Parti communiste chinois. Le rôle politique, donné au crédit social, de «  promotion de la confiance  » peut très bien servir de prétexte pour s’assurer qu’aucun citoyen ne critique le Parti sur les réseaux sociaux (à ce sujet, des lois existent bel et bien)  ; mais ce n’est là qu’une partie de l’utilisation de ce système. Étudier le crédit social à l’unique prisme de la surveillance revient à se focaliser sur un seul des aspects de son utilisation, aspect qui n’est pas nécessairement le plus important.

Ainsi, bien plus qu’un "simple" outil de répression, le système de crédit social est un véritable couteau suisse de la gouvernance. À cet égard, le gouvernement central semble vouloir s’attaquer à un problème historique et structurel de la Chine  : la faiblesse des administrations locales. Tout au long de l’histoire chinoise, s’assurer que les gouvernements locaux remplissent les missions confiées par le gouvernement central relève de la gageure. La prolifération de listes noires et rouges et des «  accords de coopérations  » forme une tentative de réponse. En liant les actions des agences de l’État les unes aux autres, les sanctions imposées "conjointement" permettraient de disposer d’un outil pour renforcer leurs "capacités de gouvernance". Plus généralement, en cherchant à numériser les données et l’action administrative, le système de crédit social est un embryon de réforme en profondeur du mode d’action des administrations locales.

Le discours politique sur la confiance enveloppant la mise en place du système de crédit social n’est pas non plus anodin. Les autorités font régulièrement face à des poussées de mécontentement de la population liées à l’incivisme des uns, à la corruption des autres et aux différents scandales touchant des institutions dans lesquelles les citoyens sont censés avoir confiance (écoles, hôpitaux). En ce sens, le Parti a conscience que le pays traverse une certaine crise morale, à laquelle s’ajoute l’impératif de réformer le modèle de développement économique. Conscient des limites d’un modèle de développement fondé sur la quantité et la croissance brute, le Parti tente de réorienter ce modèle vers un développement plus "qualitatif". Ce virage est matérialisé par le changement de la «  principale contradiction au sein du peuple  », lors du XIXème congrès du Parti communiste chinois, qui désormais exprime ­«  l’incompatibilité entre un développement non équilibré et inadéquat et des besoins de plus en plus qualitatifs  ». En ce sens, le système de crédit social peut apparaître comme un outil pour reconstituer un ordre civique et moral. Ce n’est pas un hasard si, pour l’instant, les principaux individus visés sont ceux qui ne remboursent pas leurs dettes, les laolai – principales cibles des sanctions qui limitent des hautes dépenses – ou encore ceux qui commettent des incivilités.

Système de systèmes, couteau suisse de la gouvernance, couvrant la plupart des aspects de la société, le crédit social est un objet plus complexe que le simple outil de surveillance qu’on tend à en faire. Il ne fait aucun doute que ce système est et continuera à être employé à des fins politiques, comme un moyen de coopter la population dans l’agenda politique du Parti. Mais au-delà de cette utilisation répressive, le système de crédit de social est une tentative de moderniser le mode d’action administratif de l’État-parti. À ce titre, le système étant encore en phase de déploiement, il est trop tôt pour apporter des réponses définitives sur les conséquences du crédit social en termes politiques, administratifs et, bien sûr, de surveillance.

Voir en ligne : Publié dans la revue Esprit

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