Abdellatif Kechiche : « A ceux qui voulaient détruire “La Vie d’Adèle” »

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Le cinéaste Abdellatif Kechiche, très affecté par les attaques dont il a fait l’objet depuis le Festival de Cannes, lâche tout ce qu’il a sur le cœur dans un long texte sur Rue89.

Le film est sorti. Dans le climat de rumeurs nauséabondes qui l’ont entaché, mais il est sorti. Je peux un peu parler.

Aujourd’hui, le hasard de la vie ou le destin font, qu’un peu partout dans le monde, j’ai le bonheur de « représenter le cinéma français » : ses valeurs, sa liberté créatrice, ses traditions émancipatrices, en plus de l’histoire portée à l’écran. Dans certains pays, pour ces mêmes raisons, à cause de ces mêmes valeurs, le film ne pourra être diffusé. Dans le mien, la France, dont je suis fier d’exalter, à travers mes films, cette aspiration de la jeunesse d’aujourd’hui à la liberté d’aimer et de vivre, à l’art et à la modernité, « La Vie d’Adèle » est la proie d’une forme de censure d’autant plus pernicieuse qu’elle ne dit pas son nom.

Avant Cannes, pendant le montage de mon film, j’avais adressé à madame la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, une lettre ouverte sur la nécessité d’initier un débat sur l’état de santé du cinéma français. Un débat honnête, franc, avec l’ensemble des professionnels du secteur. Un débat sans tricherie, sans tromperie.

J’y soulevais des questions qui intéressent toute la profession ; j’évoquais un certain nombre de dysfonctionnements et d’expériences traumatisantes dont j’avais eu à souffrir à titre professionnel et personnel au cours de ma carrière de réalisateur. Ma lettre avait été lue. J’avais reçu une réponse insipide.

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Adèle Exarchopoulos, Abdellatif Kechiche et Léa Seydoux posent avec la Palme d’or au Festival de Cannes, le 26 mai 2013 (Joel Ryan/AP/SIPA)

Sauvé par ma Palme d’or

Madame Aurélie Filippetti était venue fort courtoisement me saluer et féliciter sur la Croisette ; dans le même temps, je devais faire face à une série d’articles initiés par Le Monde contenant un grand nombre d’allégations calomnieuses. Tous ces articles me prenaient pour cible, au pire moment possible pour moi et pour mon film. Une situation incompréhensible et une véritable campagne de presse contre moi, une charge à ce point violente que je peux dire aujourd’hui avec certitude, et les professionnels du cinéma le savent bien, que si mon film n’avait pas été récompensé à Cannes, je serais aujourd’hui un réalisateur détruit, comme on dit, un homme mort.

L’attaque avait commencé en sourdine, avec la publication dans Le Monde d’un premier article aux apparences anodines cosigné par Aureliano Tonet et intitulé « Les épreuves contre la montre d’Abdel Kechiche ». Au cours de sa préparation, j’avais entendu parler d’une enquête que souhaitait faire ce journaliste, en vue de rédiger l’article en sa qualité de chef du service culture.

Cette « enquête » devait soi-­disant porter sur ma « méthode de montage ». Je connais Aureliano Tonet. Il sait que je demande à ce qu’on écrive Abdellatif et non « Abdel ». Il savait aussi pertinemment que je m’oppose à toute vulgarisation de mes méthodes de travail durant l’acte de création, que j’étais débordé par le bouclage du film et que je ne lui donnerai pas accès à la salle de montage. Il se sentait donc d’avance libre de procéder, en toute impunité, à ce qui était le but réel de l’article : publier une sorte d’enquête de personnalité censée édifier les lecteurs à propos de mon caractère et ainsi préparer les esprits, et populariser les termes « méthode Kechiche », un bon mot qui allait faire florès. Cet article a paru dans l’édition papier du Monde le 15 mai 2013, au moment où s’ouvrait le Festival de Cannes. Il se prétendait sur la forme un « portrait élogieux ».

Les mensonges de Jean-François Lepetit

Cependant, le témoignage recueilli auprès du producteur Jean-François Lepetit, qui avait travaillé avec moi treize années auparavant sur mon premier long-métrage, « La Faute à Voltaire », avait un relent un peu amer. Je le cite :

« J’aime beaucoup le travail d’Abdellatif. Mais je préfère cent fois payer ma place pour aller voir ses films, plutôt que d’avoir affaire à lui. Je travaille dans la production depuis trente ans. Avec Abdel, je n’ai jamais vécu quelque chose d’aussi douloureux. [...] C’était compliqué à tous les niveaux. Abdel, c’est un roman. [...] on s’est retrouvés avec un film de trois heures. Quand je lui suggérais de couper, il me disait : "Toi, tu es imbu de la culture des films américains". Le tournage avait eu lieu en mai-juin 1999, et le temps passait. [...] On a raté le Festival de Berlin en février 2000, puis celui de Cannes en mai. Quand le patron de la Mostra de Venise lui a dit : "On prend si le film est coupé", il s’est résolu à accepter. »

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Jean-François Lepetit, avril 2003 (FAUX/SIPA)

Monsieur Lepetit ment. Le tournage n’a jamais eu lieu en mai-juin 1999, mais de mi-­janvier à mi-mars 2000, et c’est là la seule raison pour laquelle le film ne pouvait en aucun cas être prêt ni pour Berlin ni pour Cannes. Jean-François Lepetit le sait. S’il cherche bien dans ses archives, il retrouvera.

Aureliano Tonet l’aurait su aussi, s’il avait simplement fait son travail de journaliste. Le tournage avait duré six semaines, pas une journée de plus, et le film avait fini d’être monté en juin 2000, soit deux mois et demi après la fin du tournage, laps de temps tout à fait raisonnable.

Enfin, concernant la durée du film, il n’y avait jamais eu de version de trois heures, mais au maximum de 2h14, finalement ramenée à 2h10, sans que le patron de la Mostra de Venise ait eu besoin de « poser ses conditions » pour la participation du film à son festival, ce qui eût été indigne de lui. Autant d’à-peu-près journalistiques et de faux souvenirs qui tournaient au mensonge et qui concourraient bientôt à la rumeur et aux polémiques.

Mais ce qui m’avait alors le plus interloqué, c’était qu’un professionnel tel que Jean-­François Lepetit, plus d’une décennie après « La Faute à Voltaire », non seulement se laisse aller à de telles affabulations coupables à mon égard, mais surtout qu’il le fasse alors que l’un de mes films, « La Vie d’Adèle », était présenté pour la première fois en compétition à Cannes, dans un festival dont le jury était cette année présidé par Steven Spielberg.

Un jeu pervers

Monsieur Lepetit dénonce dans la presse mon soi­-disant mépris pour le cinéma américain, quand tout réalisateur, qu’il soit français ou non, sait tout ce qu’il doit au cinéma américain et alors qu’il ne pouvait ignorer l’importance que pourrait revêtir ces fausses paroles qu’il mettait malicieusement dans ma bouche. A quel jeu pervers jouait-­il dans cet article ? Quelle urgence le poussait donc à faire part de si soudains états d’âmes ? Qu’explique un souvenir aussi « précis », treize ans après notre collaboration, dans une mémoire aussi défaillante ? Et pourquoi me mettre volontairement en difficulté, de façon si évidente, au lieu de me souhaiter bonne chance comme d’autres l’ont fait ?

Mon étonnement valait autant pour Aureliano Tonet, grande plume journalistique et fin connaisseur de cinéma, à qui je demanderai simplement ceci : pourquoi avoir prétexté, de façon aussi trompeuse, vouloir enquêter sur ma façon de monter mes films et avoir voulu mener une enquête sur mes « méthodes de travail », précisément au moment même de ma première sélection à Cannes ?

Dans quel but avoir laissé publier, sans même aller les vérifier, des informations aussi erronées qui ne pouvaient que me faire du tort à un tel moment pour ma carrière et celle du film ? Et pourquoi ces reproches innombrables à propos de ma folle « méthode » reviennent-ils justement, comme un écho et une rengaine bizarre, dans les polémiques et les articles du Monde qui ont suivi ?

J’ai personnellement appelé Aureliano Tonet au lendemain de la parution de l’article afin de lui signaler ces erreurs, en lui demandant d’avoir la gentillesse de les rectifier. Or, non seulement il n’en a rien fait, mais, quelques jours plus tard, a paru sur le site LeMonde.fr – qui a revendiqué avec chaleur le fait d’avoir ainsi « allumé la mèche » – le communiqué polémique d’un syndicat m’accusant, moi et ma « méthode », d’avoir fait subir de terribles abus aux techniciens de Lille sur le tournage de « La Vie d’Adèle », un an auparavant : harcèlement moral, violations graves et nombreuses du code du travail, humiliations, méthodes de « tyran » passibles de poursuites ou de la camisole. Et j’en passe !

Des « anecdotes de tournage » déformées

Le Monde, sous la houlette d’Aureliano Tonet, seul responsable à ma connaissance des « pages » dédiées à la couverture du Festival de Cannes, a été le premier à reprendre cette violente charge syndicale et à y ajouter foi sans trop s’embarrasser des ennuis d’une enquête fouillée et contradictoire. Procès sommaire. On en a abattu de plus coriaces pour moins que ça. Pour quel motif impérieux ? Volonté de (me) frapper fort ?

Le moins que l’on puisse dire est que l’accusation, pour pléthorique qu’elle fût, ne reposait pas sur grand-chose de concret et tangible. En témoignent ces si nombreuses « anecdotes de tournage » égrenées et déformées par les collaborateurs de monsieur Tonet pour tenter de donner consistance à de violentes accusations et au portrait de tyran qui les sous-­tend.

Diantre ! Que j’aie osé réclamer une montre ou un pull-over comme accessoire, filmer un plateau d’huîtres ou demander à un collaborateur et néanmoins ami de démolir un mur en plein tournage suscite un tel emballement médiatique ? Que ne suis-je pas déjà derrière les barreaux ?

Je n’ai jamais retenu personne

Quant aux accusations plus féroces formulées par le syndicat, et dont m’a crédité Le Monde en les tenant pour solides et en généralisant leur portée, la direction générale de Pictanovo, l’organisme qui a géré le tournage à Lille, les a démenties formellement après avoir procédé aux vérifications nécessaires. Y aurait-­il des plaintes ou des réclamations contre moi ? Pas que je sache. Je ne vois donc pas l’utilité d’y revenir.

Mais que l’on me permette de m’interroger. Pourquoi ces « techniciens anonymes » que j’aurais maltraités ne m’ont-­ils jamais rien dit et pourquoi sont-ils restés jusqu’au bout, si les conditions proposées leur étaient à ce point insupportables ? Pourquoi ont-­ils, au contraire, renouvelé leur mission ? Je n’ai jamais retenu personne. Il y a là quelque chose d’illogique qui devrait étonner.

`Mais qui étaient donc ces mystérieux techniciens victimes de ma légendaire « tyrannie » ? Qui sont-­ils et combien étaient-­ils, ces mécontents sans visage et sans nom, alors qu’on sait que la plupart de mes techniciens me suivent de longue date et me remercient au contraire régulièrement d’avoir toujours fait en sorte que le plateau soit à la fois un lieu de travail et un lieu de convivialité où règne un « esprit de famille », au point que certains d’entre eux s’y sont aimés, rencontrés, mariés et ont même eu des enfants pendant plusieurs tournages ?

Enfin, je ne comprends pas, j’entends que certains se seraient plaints d’avoir dû travailler cinq mois au lieu de deux mois et demi ? En cette période de crise, n’est-­il pas mieux de travailler plus longtemps que prévu sur un tournage ? Ces reproches n’étaient-­ils que prétexte à une accusation plus politique, en plein débat sur l’extension de la convention collective du cinéma et de l’audiovisuel ?

Le Monde évacuait rapidement la question pour pouvoir passer sous silence ce contexte d’outrances syndicales et polémiques en ne se référant plus ensuite, dans sa série d’articles, qu’aux « techniciens du film », glissant subrepticement du « des » au « les » sans autre précision.

Contre un statu quo des conditions de travail

Je ne rentrerai pas ici dans le débat sur la convention collective, qui mériterait à elle seule plus d’un article. Mais qu’on me permette seulement de dire que, comparées à certaines professions nettement plus pénibles et moins bien rémunérées, comme ouvrier, caissière, hôtesse de l’air ou même instituteur, les conditions de travail d’un technicien de cinéma sur un plateau sont loin d’être peu enviables.

Il suffit, pour s’en persuader, de comparer à titre indicatif les salaires d’un accessoiriste de plateau cinéma, d’environ 1 200 euros par semaine, à celui d’un instituteur après dix ans de métier, qui avoisine les 2 300 euros par mois, soit moins de la moitié. Sans parler des « droits au chômage », qu’un technicien percevra pendant un an après 507 heures de travail, alors qu’un instituteur devra travailler onze mois pour en bénéficier.

Mais encore une fois, que l’on ne se méprenne pas sur le sens de mon propos : je ne suis pas favorable à un « statu quo » des conditions de travail des techniciens de cinéma, quand, sur un film d’un budget à plusieurs millions d’euros, un seul comédien ou le producteur peut en capter à lui seul près de 30%. Je dénonce ce système-là comme je l’ai toujours dénoncé. Un film doit rester un équilibre financier harmonieux entre tous les acteurs de la chaîne qui participent à l’aventure difficile et risquée de sa gestation et de sa mise au monde : producteur, réalisateur, comédiens, techniciens, comme c’était le cas pour « La Vie d’Adèle ».

Quand tel n’est pas le cas, on peut alors parler à raison d’« injustice » ou d’« exploitation » et je ferai toujours partie de ceux qui les dénoncent. Si je n’étais pas fidèle à ces principes, si je faisais preuve, comme le suggèrent certains écrits, d’une duplicité morale suspecte quand je défends dans mes films des valeurs de liberté, de bonheur et d’humanisme, qu’on se pose donc la question de savoir pourquoi le même noyau de techniciens fidèles me suit depuis mes tout premiers films.

La responsabilité du journal Le Monde

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Marin Karmitz au Festival de Cannes, le 21 mai 2012 (VILLARD/NIVIERE/SIPA)

J’en reviens à la responsabilité du journal Le Monde et plus particulièrement de son chef du service culture, Aureliano Tonet, que je connais bien et qui me connaît si bien, collaborateur de longue date au légendaire magazine 3 Couleurs, créé en son temps par Marin Karmitz, patron fondateur des cinémas MK2, et dans les colonnes duquel ce journaliste cinéphile officiait jusqu’à son arrivée au Monde au printemps 2012.

Donner la parole à des accusateurs ne fait certes pas de vous un accusateur, mais relayer, ouvrir sans distance critique ses colonnes dans une série d’articles cités en boucle par toute la presse et offrir son crédit de « journaliste sérieux » sans les vérifier à des propos et des accusations aussi graves, aux conséquences aussi lourdes, sans faire d’enquête de terrain fouillée au-­delà de la simple parole d’anonymes, sans émettre de réserves lisibles pour ses lecteurs et sans prendre la peine de croiser plusieurs sources, sans même m’interroger, moi, alors que je suis directement et si violemment mis en cause, mettre en scène cette étonnante « armée des ombres » de techniciens se levant contre moi, presque un an après la fin du tournage, au moment où les feux de l’actualité sont braqués sur mon film, cela relève d’une attention pour le moins curieuse à mon endroit de la part d’un journaliste d’un quotidien aussi prestigieux.

Le rôle d’un journaliste de presse écrite est-­il de compatir aveuglément à la « souffrance » exprimée ? Est-il de manipuler l’opinion ? N’est-­il pas plutôt d’aider à voir et à comprendre ? N’est-­il pas de vérifier « l’information » ? A la justice de faire son travail, y compris contre moi, si j’avais à répondre des actes graves dont on m’a accusé. A Aureliano Tonet de s’expliquer sur sa conception cynique et personnelle de son métier de journaliste.

Car encore une fois, je pèse mes mots : ce qui a été écrit et publié contre moi aurait détruit une fois pour toutes ma carrière de cinéaste si mon film n’avait pas été primé à Cannes. Aussi je ne remercie pas ceux qui, au sein de la rédaction d’un quotidien de qualité aussi recommandable que Le Monde d’avoir, avec de pareilles façons de faire, gâché ce qui aurait pu être une très belle fête du cinéma français.

La rumeur s’est bien vite répandue ; la calomnie s’est encore plus vite déchaînée contre moi, telle une « grande manipulation », comme le disait si éloquemment mon ancien agent, Nicole Cann, à propos du fameux épisode de feu le Conseil de la création artistique, présidé par Nicolas Sarkozy et dirigé depuis sa création en 2009 par son ami Marin Karmitz, où ce dernier avait voulu me faire jouer le rôle du « bon Arabe de service » que j’avais refusé.

Une polémique ignoble

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Léa Seydoux au Festival de Cannes, le 25 mai 2013 (DUPUY FLORENT/SIPA)

Cette calomnie, l’attribution de la Palme d’or à « La Vie d’Adèle » ne l’a pas lavée. Je dirais même : au contraire. Les retombées de ces accusations de « tyrannie » ont été et sont encore très importantes et polluent aujourd’hui la réception du film en raison des salissures aggravées par une nouvelle polémique, orchestrée cette fois par Léa Seydoux, depuis sa tonitruante « rentrée médiatique » fin août.

Une « polémique » qui, en enflant en France et à l’étranger, m’a même contraint, bien malgré moi, à sortir de mon silence en pleine promotion du film dans les festivals. Cette polémique, bien plus ignoble et détestable dans le fond que la première (mais dans le terreau de laquelle elle a pu aisément prospérer), veut surtout me salir, et ce qui me consterne et me blesse bien plus profondément, veut salir la virginité de la première vision et la réception du film par les spectateurs.

Et pourquoi ça ? Parce que mademoiselle Seydoux, qui après m’avoir maintes fois remercié publiquement et en privé et avoir pleuré dans mes bras à Cannes pour lui avoir permis d’y camper un rôle aussi noble, de l’avoir sublimée et de lui avoir tant appris sur l’art dramatique, a, contre toute attente et toute cohérence personnelle, changé radicalement d’attitude envers moi, au risque de démolir, à quelques semaines et jours de sa sortie, un film déjà fragilisé.

Des accusations un an après le tournage

Ainsi, après avoir été fêtée, glorifiée, portée aux nues grâce à la Palme obtenue par « La Vie d’Adèle », voilà qu’elle s’est mise à me traîner dans la boue en débitant mensonges et outrances avec une inconséquence qui ébahit, et à travers moi, nous tous qui avons travaillé et misé sur ce film. Et cela dans quel but ? On peut d’abord imaginer pour peaufiner cette image de star « rebelle » et mystérieuse qu’elle entend se forger à grands renforts de couvertures de journaux et de magazines et de déclarations tonitruantes dans quantité d’entretiens calculés.

Mais comment expliquer ces formules et ces mimiques pleines de sous-entendus que Léa Seydoux a utilisées depuis la rentrée, des propos qu’elle a réitérés deux ou trois jours avant la sortie du film, en parlant du tournage comme d’une horreur et qui laissent à penser que je serais une espèce de sadique et de pervers manipulateur, qui aurait fait tourner complètement nues deux jeunes comédiennes des scènes de sexe dix jours non-stop, que je les aurais obligées à se battre jusqu’au sang et à travailler 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 et pendant six mois, que je les aurais humiliées, violées et violentées psychologiquement, voire autrement, pour obtenir d’elles ce que tout spectateur voit aujourd’hui à l’écran ?

Comment expliquer des accusations aussi graves et ce revirement à 180 degrés, un an après le tournage, et après tant de démonstrations d’admiration, « d’amour » et de reconnaissance ? Je n’y vois pour ma part qu’une incohérence flagrante (à quel moment dit-­elle vrai : quand elle m’honore publiquement ou quand elle me conspue bruyamment ?) et au-­delà, surtout, une imposture perverse et une manipulation de la pire espèce, dans un contexte où elle savait que ses propos calomnieux auraient l’écho désastreux et rabaissant qu’en effet ils ont eus.

Les calculs opportunistes de la jeune Léa

Or, je sais, en tout cas il n’est pas exclu, que certains de ses amis proches ou intimes, bien plus coutumiers qu’elle de ce type de procédés et qui pour certains me sont ouvertement hostiles, ont pu lui suggérer de créer une nouvelle polémique, dans son intérêt apparent, mais surtout dans le leur. Et comme la jeune Léa est pleine d’opportunisme et qu’elle est la star (auto-)proclamée du moment et s’imagine sans doute appartenir à une caste intouchable qui ferait d’elle une sorte de « princesse au petit pois », elle ne se sent pas tenue de s’expliquer. Car la vedette, c’est elle. Pas le film. Ni même Adèle.

Il lui suffit donc de laisser parler sa maman pour sa défense ou de déclarer à nouveau, avec une arrogance d’enfant gâté, qu’elle a « bien dit ce qu’elle a dit », pour que l’on n’y revienne pas, alors que le mal est fait. Pourtant, non ! Ça ne suffit pas. Elle a des obligations dont elle devra rendre compte et j’y reviendrai, moi. Il lui appartiendra de s’en expliquer devant la justice, car elle est aussi une personne majeure et comptable de ses actes.

Mais soyons clair : je ne vise en rien son grand-père, Jérôme Seydoux, qui possède bien plus de dignité qu’elle et surtout que ceux qui lui ont susurré à l’oreille les suggestions ordurières qu’elle s’est cru autorisée à déclamer sur mon compte.

Je ne reviendrai pas ici sur les propos et les insinuations infamantes et malsaines de mademoiselle Seydoux. Je soulignerai simplement que, encore une fois, se trouvait aux avant-­postes de la rumeur malveillante le journal Le Monde.

Ainsi, dès qu’a paru l’ombre d’une polémique sur un vague site américain, le quotidien alimentait, dès le lendemain à la première heure, la rubrique « Big Browser » de son site internet avec un nouvel article du meilleur goût, titré en gras : « Palme d’horreur... » ! Cet article renvoyait aussitôt ses lecteurs au contenu des précédents articles « assassins » à propos de la première polémique « allumée » par la rubrique cannoise du Monde animée par Aureliano Tonet. Et c’est le même journal qui prétendait que, proche de la sortie, toute explication de ma part eût été une tentative « désespérée » pour sauver le film d’un naufrage qu’on aurait dit qu’ils espéraient de leurs vœux !

Je ne vais pas agiter ici le spectre d’une cabale, ni m’effrayer du fait que, dans le cadre d’un certain procès en cours, des coupures de presse, des articles polémiques, ont déjà été présentés quasiment par mes adversaires comme des pièces à conviction à mon encontre.

Je ne m’offusquerai pas, non plus, de l’innocente photo de moi publiée en illustration de l’article commis par Aureliano Tonet dans l’édition du Monde de la mi-­mai 2013, dont j’ai parlé plus haut : une photographie sur fond de mur vide sous un énorme panneau de signalisation marqué « Sortie ». Hasard de l’image, sans doute. Je me suis laissé convaincre qu’il n’y a pas toujours que des hasards...

Un drôle d’article

Je rappellerai seulement ici un petit fait. Certains l’avaient peut-­être déjà oublié, une actualité chassant l’autre. Soyons précis. L’an dernier, Haneke remportait la Palme d’or pour son magnifique film « Amour ». Beaucoup ne se souviennent que de cela, et heureusement.

Pourtant, au lendemain de la proclamation du palmarès du Festival de Cannes, Aureliano Tonet, dont j’ai dit qu’il était un ancien collaborateur de Marin Karmitz qui lui a tout appris, publiait dans la rubrique « culture et idées » du Monde du 7 juin 2012 un article intitulé « Collectionneur de Palmes d’or ».

Cette même année, Marin Karmitz avait quatre films en compétition à Cannes. Rappelons aussi que Le Monde et le magazine 3 Couleurs organisaient en partenariat l’événement « Cannes à Paris » dans les salles de cinéma MK2 pour la durée de l’édition 2012 du festival, preuve que les ponts n’étaient pas coupés entre le nouveau chef de service du Monde et son ancien « mentor », Marin Karmitz. Selon la rumeur, ce dernier aurait, cette année-­là, mal vécu le palmarès.

Or, dans cet habile article du Monde en forme de « portrait élogieux » (cela rappellera quelque chose), Aureliano Tonet brossait, avec force détails, le parcours professionnel du producteur Jean Labadie, qui venait de récolter « cinq des sept prix de la compétition » à Cannes en 2012, des films « tous distribués et, pour deux d’entre eux coproduits par sa société, Le Pacte ». Le journaliste y faisait ensuite état des « liens » qui unissaient Jean Labadie au président du jury cannois de cette année-­là, Nanni Moretti, en déduisant qu’ils auraient donc eu des « intérêts communs » dans le palmarès 2012. Liens qui, toujours d’après Aureliano Tonet, auraient « fait jaser ».

Jaser qui... ? Nul ne savait. L’article égrenait ensuite le pedigree flatteur du producteur, remarquant perfidement que cela avait de quoi « remettre en perspective » la polémique dont il était l’objet. Puis de conclure sur un mode allusif :

« Outre pléthore d’insinuations dans la presse ou sur les réseaux sociaux l’accusant de “forfaiture”, de “magouille” ou de “corruption”, le patron du Pacte vient de recevoir des tracts anonymes criant au “scandale”. Cette collection-là, il s’en serait bien passé »...

Joli « montage » ! Jolie « méthode » ! Et quel cran !

Campagnes contre Moretti et Tarantino

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Nanni Moretti au Festival de Cannes, le 27 mai 2012 (Lionel Cironneau/AP/SIPA)

Mais de qui venait cette polémique contre Nanni Moretti et Jean Labadie ? La réponse ne tardait pas à venir. Quelques jours plus tard, Aureliano Tonet signait un nouvel article sur LeMonde.fr intitulé, une nouvelle fois avec ce courageux engagement qui décidément le caractérise, « Les internautes soulignent un conflit d’intérêts pour Nanni Moretti ».

Le journaliste du Monde, ou plutôt l’ex-rédac’ chef du magazine 3 Couleurs, colportait dans les colonnes de son nouveau journal les pires ragots avec tout le talent de plume dont il se sait capable. Au risque d’aller trop loin dans l’à peu près et le mensonge. Ainsi soutenait-­il, par exemple, pour étayer sa forte « enquête », que Quentin Tarantino, président du jury cannois en 2004, aurait été, lui aussi, pour ainsi dire un corrompu, puisqu’il aurait, écrivait-­il, « offert la Palme d’or à “Fahrenheit 9/11”, de Michael Moore ».

Thierry Frémaux, organisateur du festival, outré par ces insinuations calomnieuses émanant des pages « culturelles » du Monde, était sorti de sa réserve pour dénoncer en ces termes cette « culture du soupçon » :

« Sans enquête et en se faisant l’écho “des réseaux sociaux”, Le Monde affirme l’existence d’un supposé conflit d’intérêt Moretti/palmarès. C’est oublier que Moretti n’a qu’une voix sur neuf, c’est mal le connaître que le croire corrompu, comme le serait tout le jury. »

Thierry Frémaux avait même ajouté à l’attention du journaliste :

« Aggravant son cas, Aureliano Tonet dénonce Tarantino accordant en 2004 la Palme à Michael Moore produit par lui comme par Harvey Weinstein. En 2004, Michael Moore l’avait emporté cinq voix à quatre [...] Tarantino n’avait pas voté Moore. »

Des faits pas si anciens qui suscitent encore bien des questions. De quoi en tout cas, comme l’écrirait ce journaliste, « remettre en perspective » les polémiques qui me visent aujourd’hui. A mon tour, cette année, d’être la cible d’une campagne acharnée de dénigrement qui vient des mêmes, de personnes dont les « méthodes » se ressemblent à s’y méprendre, et qui tombe, comme par hasard, à point nommé. Je l’ai dit, je le redis : il n’y a pas de hasard.

Une attaque de mes valeurs

Ceux qui me connaissent, et qui connaissent mes films et mes valeurs humanistes, savent que m’attaquer sur ces valeurs, c’est m’attaquer au plus profond. Et qu’au-­delà du fait de nuire évidemment à mon film, à ma carrière, à mon honneur et à ma dignité, c’est également chercher à me blesser et à me rabaisser. Ceux qui m’attaquent me connaissent très bien sans doute.

Indirectement, c’est aussi le contenu et la portée de « La Vie d’Adèle » qui sont visés, un film qui se voulait un hymne à la jeunesse d’aujourd’hui et à la liberté. Car en France, où officiellement la censure n’a plus cours depuis qu’on a remisé les ciseaux aux accessoires comiques de l’histoire du cinéma, les biais et les canaux sont nombreux pour empêcher un discours, une voix ou une œuvre d’être audible.

Les paroles sur lesquelles s’achève le film « Coup pour coup », du jeune Marin Karmitz, alors maoïste engagé dans la cause des ouvriers, me sont revenues récemment en mémoire.

Je suis moi-­même fils d’ouvrier. J’ai été ouvrier. Peut-être le suis-­je encore, dans ma façon de faire des films. Je ne peux en tout cas rester insensible, sinon à leur coloration violente, du moins à ce qu’elles dénonçaient. Je ne crois pas que ce beau film ait pris une ride, même si le monde, les idées et les gens ont un peu changé depuis les années 70. Il s’agissait des paroles mises dans la bouche d’ouvrières du textile, sous la forme d’un communiqué au terme d’une âpre lutte pour la liberté et l’égalité, qui était le propos du film. Elles répliquaient, coup pour coup, à celui qui les avait asservi :

« Toi et ta presse, vous avez crié au scandale, faisant appel à la légalité [...] Notre légalité, à nous, c’est la justice populaire et celle-­là, elle est à cran d’arrêt. [...] Le plus important, c’est ce qui a changé dans nos têtes, nous avons pris le droit de parler, le droit de l’action, ces droits que vous, patrons, vous réservez pour nous asservir. »

Je ne me souviens plus de tout. Le sujet peut paraître daté. Il ne l’est qu’en apparence. Est-­ce que tant de choses et de gens ont changé ? Je n’en suis pas certain, même si le monde et la société française ont bien sûr beaucoup évolué. Mais je crois qu’une chose est sûre, si quelque chose a changé : oui, les fils d’ouvriers, comme les ouvriers, ont gagné à leur tour, eux aussi, grâce à une lutte qui n’est jamais terminée, le droit à une citoyenneté. Le droit de parler et d’agir.

Aussi je ne vois pas pourquoi je me tairais sur ces thèmes essentiels ou cesserais pour plaire à quelques-uns de fabriquer des films qui parlent à la société de sa jeunesse, de l’amour, de sa beauté et de nos libertés.

Reflet d’un malaise grandissant

Dans ce système du cinéma français qui fonctionne si mal et dont les dysfonctionnements profitent à certains, l’argent public est en jeu. La liberté de faire des films et la liberté de créer sont également concernées. Cette affaire dépasse de très loin mon cas personnel. Je ne vois d’ailleurs dans la polémique dont je suis aujourd’hui l’objet que l’épiphénomène de maux plus importants qui menacent cette liberté de créer et même la survie du modèle culturel et économique du cinéma français.

Elle n’est que le reflet parmi tant d’autres d’un malaise grandissant, connu des seuls professionnels et des spécialistes, et d’une forme de perversion au sein d’un système qui appelle de toute urgence une réflexion globale, accompagnée d’une forte volonté politique de changement.

La lettre que je vous avais adressée en 2012, madame Aurélie Filippetti, portait déjà ces interrogations. Vous ne l’aviez pas alors prise au sérieux. Mais entre-­temps, bien des choses ont changé, qui nous vaudront peut-­être des réponses plus précises et éveilleront, aussi chez vous, des réflexions pertinentes.

Réflexions qui, je l’espère, seront suivies de vrais débats au sein de la profession et d’actes politiques pour défendre et permettre le rayonnement de notre cinéma, et pas seulement d’autres écrans de fumée ou des polémiques instrumentalisées par des calculs d’intérêts privés à très court terme.

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  • (2002) Lenin (requiem), texte de B. Brecht, musique de H. Eisler

    Un film
    Sur une musique de Hans Eisler, le requiem Lenin, écrit sur commande du PCUS pour le 20ème anniversaire de la mort de Illytch, mais jamais joué en URSS... avec un texte de Bertold Brecht, et des images d’hier et aujourd’hui de ces luttes de classes qui font l’histoire encore et toujours...

  • (2009) Déclaration de Malakoff

    Le 21 mars 2009, 155 militants, de 29 départements réunis à Malakoff signataires du texte alternatif du 34ème congrès « Faire vivre et renforcer le PCF, une exigence de notre temps ». lire la déclaration complète et les signataires

  • (2011) Communistes de cœur, de raison et de combat !

    La déclaration complète

    Les résultats de la consultation des 16, 17 et 18 juin sont maintenant connus. Les enjeux sont importants et il nous faut donc les examiner pour en tirer les enseignements qui nous seront utiles pour l’avenir.

    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
    ... lire la suite

  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).